Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I | Page 8

Charles Dickens
son houblon et
ses femmes. Un verre de vin, monsieur?
--Avec grand plaisir, répondit M. Tupman; et l'étranger emplit son
verre, et le vida.
--J'aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, beaucoup.
--Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-guinée
chaque, monsieur, dit le garçon.»
M. Tupman exprima de nouveau le désir d'être présent à cette fête;
mais ne rencontrant aucune réponse dans l'oeil obscurci de M.
Snodgrass, ni dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec
un nouvel intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu'on venait
d'apporter. Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à
savourer les deux heures d'abandon qui suivent le dîner.
«Pardon, monsieur, dit l'étranger, la bouteille dort, faites-lui faire le

tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l'ongle,» et il vida
son verre qu'il avait rempli deux minutes auparavant, et s'en versa un
autre avec l'aplomb d'un homme accoutumé à ce manège.
Le vin fut bu, et l'on en demanda d'autre: le visiteur parla, les
pickwickiens écoutèrent; M. Tupman se sentait à chaque instant plus de
disposition pour le bal; la figure de M. Pickwick brillait d'une
expression de philanthropie universelle; MM. Winkle et Snodgrass
étaient tombés dans un profond sommeil.
«Ils commencent là haut, dit l'étranger; écoutez, on accorde les violons,
maintenant la harpe; les voilà partis.»
En effet, les sons variés qui descendaient le long de l'escalier
annonçaient le commencement du premier quadrille.
«J'aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman.
--Moi aussi; maudit bagage; bateau en retard: rien à mettre; drôle,
hein?»
Une bienveillance générale était le trait caractéristique des
pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu'aucun autre. En
feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien de
fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de
l'Association les infortunés qui s'adressaient à lui, pour en obtenir de
vieux vêtements ou des secours pécuniaires.
«Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il à
l'étranger; mais vous êtes assez mince, et je suis...
--Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les
pampres au diable, portant des culottes. Ah! ah! Passez le vin.»
Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire
avec lequel l'étranger l'engageait à passer le vin, qui passait en effet si
vite par son gosier, ou s'il était justement scandalisé de voir un membre
influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus

démonté; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda
l'étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant,
cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard
scrutateur, il en diminua par degrés l'intensité et recommença à parler
du bal.
«J'étais sur le point d'observer, monsieur, lui dit-il, que si mes
vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle,
pourraient peut-être vous aller mieux.»
L'étranger prit d'un coup d'oeil la mesure de M. Winkle et s'écria avec
satisfaction: «Justement ce qu'il me faut!»
M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence
somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens
de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les
diverses phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le
vin. Il avait subi les phases ordinaires depuis l'excès de la gaieté jusqu'à
l'abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le
vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté
extraordinaire, puis il était tombé si bas qu'on pouvait à peine
l'apercevoir; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau une
éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il s'était éteint
tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un ronflement
perpétuel, accompagné parfois d'un sourd grognement, étaient les
seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence de ce
grand homme.
M. Tupman était violemment tenté d'aller au bal, pour porter son
jugement sur les beautés du comté de Kent; il était également tenté
d'emmener avec lui l'étranger; car il l'entendait parler des habitants et
de la ville comme s'il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que
lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait
profondément, et M. Tupman avait assez d'expérience de l'état où il le
voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son ami
ne songerait point à autre chose, en s'éveillant, qu'à se traîner
pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l'indécision.

«Remplissez votre verre, et passez le vin;» dit l'infatigable visiteur.
M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant additionnel
du dernier verre le détermina.
«La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l'étranger, ouvre dans la
mienne;
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 193
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.