--En ce cas, ricana l'ingénieur, abandonnez dès à présent votre part aux
autres, renoncez aux chances de sauvetage qui peuvent se présenter
pendant quarante-huit heures, décidez-vous à trépasser de suite et
fichez-nous la paix.
Ce langage logique, énergique, en même temps que peu parlementaire,
produisit sur l'Américain un salutaire effet.
[Illustration]
--Mais, dit-il d'une voix radoucie, en nous réduisant à une dose par jour
pendant quarante-huit heures, cela ne fait que dix doses et, tout à
l'heure, vous avez dit que cette fiole en contenait douze, que faites-vous
des deux autres?
--Permettez, reprit Fricoulet en tendant le flacon à Gontran, je ne
compte pas dans la réduction Mlle Séléna qui, plus faible de
constitution, doit, moins que nous, souffrir des privations que nous
sommes obligés de nous imposer.
D'un coup d'oeil reconnaissant, M. de Flammermont remercia
l'ingénieur de cette bonne pensée; puis, après avoir versé dans un
gobelet la ration de Mlle Ossipoff, il la lui fit boire avec mille
difficultés; la jeune fille mourait littéralement de faim et, sous l'empire
de la souffrance, ses dents contractées refusaient de livrer passage au
liquide.
Enfin, il y parvint et, peu à peu, le visage pâle de Séléna reprit ses
couleurs.
Quant à Farenheit, ses crampes d'estomac étaient telles qu'il se précipita
vers Fricoulet dans le but de s'emparer du précieux flacon.
Mais l'ingénieur, qui n'avait dans la délicatesse de l'Américain affamé
qu'une médiocre confiance et qui craignait de le voir engloutir d'une
seule lampée la nourriture de tous ses compagnons, le repoussa, disant:
--Allons-y doucement, mon cher sir Jonathan, j'ai lu dans des relations
de voyage que des malheureux étaient trépassés pour avoir, mourants
de faim, absorbé trop gloutonnement la nourriture que leur donnait leur
sauveur... Gare aux indigestions.
Farenheit eut un haussement d'épaules formidable et, se saisissant du
gobelet que lui tendait l'ingénieur, en fit lestement disparaître le
contenu dans son gosier.
Quelques secondes, il demeura immobile, semblant jouir des sensations
agréables produites par l'absorption de ce liquide régénérateur; mais
soudain, une grimace tordit sa bouche, sa face s'apoplectisa, ses yeux
roulèrent désespérément dans leur orbite, et les veines de son cou se
gonflèrent sous une poussée de sang.
[Illustration]
Ce que Fricoulet avait craint arrivait; la voracité de l'Américain
produisait, non une indigestion, mais une mauvaise digestion.
--Marchez un peu, sir Jonathan, lui dit l'ingénieur, cela vous fera du
bien.
Gontran prit Fricoulet à part.
--Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda-t-il;... tout à l'heure tu as
parlé des circonstances favorables qui pouvaient se présenter en
quarante-huit heures,... comptes-tu véritablement que nous pouvons
sortir d'ici?
Avant de répondre, l'ingénieur porta son index à sa bouche, l'y plongea
tout entier et, ainsi humecté, l'éleva au-dessus de sa tête.
--Toujours du Nord, murmura-t-il.
Et son visage exprima une satisfaction profonde.
--Que fais-tu donc? demanda Gontran.
--Je vois d'où vient le vent.
--Et c'est cela qui paraît te causer un si sensible plaisir?
--Dame! je constate que le vent n'a pas changé et souffle toujours du
Nord.
--Alors?
--Alors, le courant qui nous entraîne, se dirigeant toujours du même
côté, je me dis que nous finirons bien par aborder quelque part.
--Raisonnement fort logique,... seulement tu oublies que dans
quarante-huit heures, si nous n'avons pas rencontré quelque terre
hospitalière, nous serons morts de faim...
Fricoulet fouilla dans ses poches, tira son inévitable petit carnet, l'ouvrit
et, sur l'une des pages, traça à la hâte quelques calculs; ensuite, posant
sa main sur l'épaule de son ami:
--Rassure-toi, dit-il en souriant, ce n'est pas encore cette fois-ci que
nous irons dîner chez Pluton.
M. de Flammermont lui saisit les mains.
--En es-tu certain?
--À moins que quelque circonstance imprévue ne vienne nous barrer la
route.
--Quelle route?
--Celle du continent de Secchi qui, ainsi que tu le sais, se trouve dans
l'hémisphère austral de Mars et dont les rivages sont bordés par l'océan
Kepler.
--L'océan qui nous porte! s'écria Gontran.
[Illustration]
--Lui-même... Or, en supposant au courant qui nous entraîne une force
de 300 mètres à la minute, cela nous donne 18 kilomètres à l'heure.
--Eh bien?
--Eh bien! ne sais-tu pas que, de l'île Neigeuse au continent de Secchi
ou Noachis de Schiaparelli, l'océan Kepler mesure neuf cents
kilomètres; admettons que, par suite de l'invasion des eaux, une
certaine portion de cette dernière contrée ait disparu, mettons, si tu
veux, huit cents kilomètres; tu vois bien qu'en quarante-huit heures,
nous pouvons être sauvés...
--Pour cela, il ne faut pas que le courant diminue de vitesse, ni que
quelque avarie survienne à notre îlot.
--Quelque avarie, répéta Fricoulet en regardant curieusement M. de
Flammermont, que veux-tu dire?
Et il ajouta, en frappant du talon le sol de l'île neigeuse:
--Nous ne sommes point, comme de vulgaires naufragés, sur un radeau
de planches et de cordes que les vagues peuvent disloquer, mais sur un
amas de terre et de rochers.
En ce
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