dédain pour l'ordonnance de la composition. Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers. Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises, sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui l'attestent. Il ne lui pla?t donc pas toujours de faire de son mieux, et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.
Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce po?te est un intrépide cavalier. Son Pégase, à lui, est un cheval terrible, un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner. Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement dans l'espace, parfois ralenti et encha?né dans le vague de son rêve, comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile, qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la harpe de ce ma?tre chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou plut?t que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et ces ricanements amers?
Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le po?te, livré aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour traverser le désert des hommes, et voici que, toujours portant en croupe son génie familier, ange ou démon, qu'importe? il repara?t à la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.
On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un grand changement a d? s'opérer chez le po?te. Il a franchi des mers, il a traversé des ab?mes, il a d? vieillir, se calmer ou se lasser, devenir sage.
Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté lui, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et, en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les po?tes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui, partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts. L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid superbe? Il a eu beau crier: Paraisses, Navarrois!... Personne n'a voulu se montrer.
Ce po?te nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient avoir raison.
--Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la table du soir et le menton dans sa main, encore pale d'enthousiasme et l'oeil brillant; voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau lui crier casse-cou, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux eh bien? et vous invitant à le suivre... si vous pouvez!
On avait lu Villequier, Réponse à un acte d'accusation (les deux articles), la Réponse au marquis, et cette étrange vision baptisée d'un nom étrange: Ce que dit la bouche d'Ombre. Nous disions tous comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière d'avoir son avis.
Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand il nous eut laissé
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