Autour de la table | Page 5

George Sand
dire tout ce que nous avions dans l'ame, il prit la parole à son tour.
--Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez pas qu'il soit raisonnable.
--Monsieur veut de grands po?tes bien sages, bien peignés, bien gentils? reprit l'ardente fille avec ironie.
--Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas de po?te sublime. Un grain de folie ne dépla?t pas chez ces exaltés éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.
Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:
--Les grands po?tes, comme les prophètes, comme les oracles antiques eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande synthèse. Or, montrez-moi celle de votre po?te? Je lis une page de résignation vraiment céleste; au verso, je trouve un cri de révolte plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions: J'irai! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence. Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus loin, nous proclamons la n?tre. Ici, nous attaquons amèrement la cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fache, vu que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un silex....
Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:
--N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne, je le crois maintenant na?f et convaincu. Oui, le tra?tre, il est de bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses inconséquences!
Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux de Théodore.
--Vous n'êtes qu'un ma?tre d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel po?te serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, de grace, et l'on vous répondra. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Rapha?l, que je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il e?t vécu plus longtemps, il n'e?t pas encore trois fois labouré et bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement monotone.
--Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que votre po?te doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'e?t pas des élans religieux qui élèvent l'ame et la vivifient. Quand il est doux, je suis charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui, et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que,
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