Autour de la table | Page 3

George Sand
se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo impose son choix, son go?t, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison d'agir avec une maestria si heureuse, qu'après un peu de grimace on arrive à dire na?vement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part, je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais go?t, qui en décide? Le go?t de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des théories, des définitions du go?t, tout le monda tombera d'accord; mais apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.
--Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.
--Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le go?t d'un ma?tre peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit légal? Non, c'est le droit du plus fort. En fait d'art, tous les autres droits comptent peu. Qu'un autre ma?tre arrive, aussi chatié, aussi austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux, indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.
--Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en soit plus question.
--Je vais vous la dire, bien à regret.
--Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?
--Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais pas le go?t. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que l'esprit peut go?ter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un ma?tre, c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à lui....
--Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.
--Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un manque de proportion entre l'imagination et la pensée du po?te. Enchanté qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime. On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité ou avec enthousiasme?
--Est-ce tout? dit Julie.
--Non; attendez! d'autres fois, cette malice du po?te ressemble à une mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable fait-elle là?
Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme ou de l'extase.
Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je comprends, et je suis le po?te quand, usant du procédé inverse, il part du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son r?le, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.
Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans l'expansion, un trop grand
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