nature. Elle croit, du
reste, fermement à la possibilité d'une conciliation, d'une entente
durable entre l'idée religieuse ou agnostique et le concept expérimental
ou évolutionniste. Partant, elle exalte, elle glorifie ce dernier principe
qui s'était déjà affirmé avec une certaine force dans la philosophie du
siècle, à deux reprises différentes, par la critique kantienne de
l'expérience et surtout par les idées sociologiques d'Auguste Comte.
Dans ces conditions, la doctrine spencérienne ne pouvait se montrer
hostile à l'idée monistique. Elle accueille donc [p.37] l'unité du monde
comme un postulat universel de la pensée. Mais, plus téméraire que les
philosophies rivales, elle ne recule point devant les conséquences
extrêmes de sa théorie du savoir. Elle dédouble son monisme, elle en
fait deux parts inégales: la partie transcendante, l'unité de
l'inconnaissable, c'est-à-dire, au fond, rien moins que sa connaissance
achevée; et la partie expérimentale, l'unité, forcément imparfaite, du
connaissable.
Si Ton compare entre elles les principales directions de la pensée
contemporaine, on constate, non sans quelque surprise peut-être,
qu'elles forment comme une gamme ascendante venant renforcer,
malgré leur contrariété manifeste, _ces trois grands thèmes_ dont
s'inspira, de tout temps, la philosophie: l'agnosticisme,
l'_évolutionnisme_ et le monisme. En effet, ne semble-t-il pas que, de
Kant à Spencer, la religiosité latente s'aggrave ou, du moins, se
maintienne à un niveau égal? Les chefs de file de la philosophie
moderne se préoccupent de [p.38] jeter les bases d'une religion
nouvelle. Kant imagine la théologie du devoir, Comte celle de
l'humanité qui reproduit, sous un aspect à la fois plus concret et plus
populaire, la foi morale de son précurseur; enfin Spencer fonde la
religion de l'Inconnaissable. D'autre part, on ne saurait méconnaître les
progrès accomplis par les idées expérimentales, ni l'expansion de l'idée
d'unité, si étroitement liée à celle d'évolution. Mais cet essor simultané
d'idées contradictoires ne s'explique-t-il pas par les soucis logiques de
l'esprit, par notre besoin d'être conséquents, d'aller, dans la vérité
comme dans l'erreur, jusqu'au bout?
Au reste, si l'on désire porter un jugement équitable sur les
modifications subies, dans le cours des siècles, par la mentalité
philosophique, c'est aux systèmes les plus renommés du passé qu'il faut
confronter les grandes doctrines aujourd'hui en faveur auprès de
l'opinion. On s'étonne alors du rôle prééminent qui, dans la conception
générale du monde, [p.39] échoit de plus en plus à la partie active de la
science, à l'élément qui sert d'une façon directe l'idée d'unité, de
connaissance parfaite. Depuis Bacon et Descartes, par exemple, jusqu'à
nos jours, un chemin très appréciable est parcouru par la même notion
fondamentale. Sous le nom d'expérience, de monde sensible chez Kant,
sous celui de développement nécessaire et graduel chez Comte, sous
celui d'évolution chez Spencer, elle acquiert une valeur rapidement
croissante.
D'où vient une conquête si grande et si sûre que la philosophie tout
entière semble aujourd'hui tenir dans le seul mot d'évolution? A notre
sens, un tel succès prouve une fois de plus l'action profonde exercée par
les idées, les généralisations, les progrès strictement scientifiques sur
les idées, les déductions, les transformations de la connaissance
purement philosophique. Ce phénomène confirme la grande loi de
corrélation entre la science et la philosophie, que nous avons cherché à
[p.40] établir dans un de nos premiers ouvrages[7].
L'histoire des idées scientifiques nous révèle une longue suite
d'antécédences significatives, une accumulation d'expériences et de
synthèses se rattachant toutes à l'idée d'évolution, et qui toutes mettent
en relief le «devenir» par étapes successives, ou la différenciation
immanente des choses et des êtres. On se tromperait même beaucoup
en ne citant à l'appui de cette thèse que les noms populaires de Lamarck,
de Darwin, et en y joignant quelques obscurs précurseurs. C'est par
centaines, sinon par milliers que se doivent compter les savants dont les
travaux permirent au positivisme, et ensuite à l'évolutionnisme
proprement dit, de se produire, de se répandre, de vaincre les obstacles,
de triompher des résistances. Il faut remonter à la moitié du xviie siècle,
et plus haut encore, si l'on veut reconnaître et fixer les points initiaux
du courant intellectuel qui renversa, les barrières [p.41] caduques et
transféra peu à peu le concept d'évolution du domaine mécanique en
celui des faits et des lois de la vie (constitution des deux chimies,
inorganique et organique, et fondation de la biologie). Dès lors la route
s'aplanissait devant les tentatives semblables d'une foule d'historiens, de
psychologues, de moralistes.
On nous reproche ce qu'on appelle l'_hyperpositivisme._ On pourrait,
avec la même justice, blâmer notre évolutionnisme moins
accommodant, peut-être, que celui de M. Spencer ou de son école
aujourd'hui florissante. Un esprit mathématique fort distingué et dont
l'adhésion ouverte à quelques-unes de nos théories les plus capitales
nous valut une grande joie, a discerné ce trait avec beaucoup de
finesse[8]. Exposant et commentant nos déductions sur la genèse des
concepts surabstraits, il considère les lois rigoureuses qui
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