l'idée d'unité à, l'idée
d'évolution. Si l'une constitue l'âme de la philosophie, l'autre en forme
le corps, la condition apparente, le revêtement sensible. Accumuler les
données et les faits différentiels, multiplier les expériences, se servir de
l'idée d'évolution sans perdre de vue la fin unitaire [p.25] suprême, tel
est, tel demeure le lot de la science imparfaite. Quant à l'idéal, à la
science parachevée, elle souhaite la fusion intime de ces deux principes
d'abord vaguement distingués et plus tard posés, par l'analyse verbale,
comme contraires réels.
La mécanique s'appuie sur la base des mathématiques, la physique
s'étaye des vérités mécaniques, la chimie se développe sur les
fondements établis par la physique; et la série se prolonge pour toutes
les créations mentales venues à temps sur la pente qui conduit l'esprit
du plus connu au moins connu, des apparences simples et élémentaires
aux apparences complexes et difficiles. Par contre, la discipline qui ne
voulut pas se conformer à cette marche nécessaire ignora, de parti pris,
l'idée d'évolution. Toute science hâtive et prématurée prétendit pouvoir
se passer de la méthode expérimentale, de l'examen attentif des faits
concrets, individuels. Telles s'offrent à nos yeux la biologie avant
l'épanouissement des connaissances [p.26] physico-chimiques, et, a
fortiori, la sociologie et la psychologie; et telle se dévoile surtout la
synthèse philosophique qui jamais ne réalisa les conditions exigibles
d'une formule savante de l'univers. Conception bâtarde, rivale déjà trop
faible de la théologie plus simpliste, plus vivante, elle se sépara des
sciences pleinement constituées et se rapprocha des branches naissantes
du savoir. Elle conclut avec celles-ci une alliance si étroite qu'à
certaines époques il eût été vraiment difficile de dire, par exemple, où
finissaient la psychologie et la morale, la règle sociologique, et où
commençait l'ontologie, la théorie des principes essentiels du monde.
Aussi cette sorte de philosophie demeura-t-elle longtemps, sinon
hostile au principe évolutif et à la méthode expérimentale, du moins
incapable de faire fructifier le premier, ou d'appliquer sérieusement la
seconde.
La progression de l'idée moniste en éprouva un retard sensible. Cet
effet ne pouvait manquer de se produire, puisque le principe évolutif
[p.27] joue à l'égard de l'idée d'unité le rôle d'un coefficient qui en
décuple la valeur. Le monisme scientifique s'arrêta même brusquement
dans sa marche vers le conquête de l'inconnu; il n'osa pas franchir les
écueris mystérieux qui se dressent entre le monde de la vie et la nature
inorganique. Et le monisme philosophique, déviant de plus en plus de
la route qui mène à l'unité rationnelle, finit par se transformer en un
monisme transcendant[6].
Tout cela était inévitable. L'idée d'unité ou d'identité sert de principe
régulateur à notre savoir, et l'idée d'évolution constitue notre méthode
la plus efficace pour justifier et vérifier ce critérium suprême. Car
l'unité se pose tout d'abord en postulat, en hypothèse; mais peu à peu
elle se transforme en vérité d'ordre expérimental et rationnel à la fois.
Ces deux grandes idées devaient donc, forcément, traverser la même
crise et subir la même altération.
[p.28] Plus haut, nous n'avons pas nié la réalité du mouvement
intellectuel qui entraîna dans le sillage métaphysique le tronçon isolé
des sciences dites supérieures. Mais nous n'y pouvons voir qu'une
agitation factice et inféconde, et quelquefois même un recul, un
véritable retour à l'ignorance des temps primitifs. En effet, un troisième
élément formateur de la connaissance--ou déformateur, selon le point
de vue--s'est toujours joint aux idées d'unité et d'évolution et a tenu, à
leurs côtés, une large place.
Le savoir qui méritait ce nom par son développement régulier, acceptait
pour seul guide l'expérience. Il était conduit par les idées d'évolution et
d'unité. Mais le savoir inchoatif et la métaphysique qui l'accueillait
avec faveur en lui donnant le pas sur les branches constituées de la
connaissance, admettaient encore un troisième principe: l'idée de
l'au-delà, de l'universel mystère, fond intime des conceptions
religieuses et de toute foi a priori. Ainsi [p.29] s'expliquent les
nombreux essais qui prétendirent concilier l'infini, l'absolu,
l'inconnaissable avec l'évolution et l'unité. Ces tentatives devaient
demeurer vaines, logiquement parlant. Mais elles remplirent de leur
bruit l'histoire de la philosophie, elles donnèrent naissance à une
interminable suite de contrastes stériles, d'affirmations surabstraites
accompagnées de leurs négations fictives, couples étranges qui tous
dérivent, évidemment, de l'antinomie primordiale entre l'immanence
(l'unité dévoilée par l'évolution des choses et des êtres) et la
transcendance (l'en-dehors hyperphysique),--opposition quintessenciée
entre l'expérience et sa négation pure, la non-expérience.
Or donc, d'où vient et comment s'infiltre dans le cerveau de l'homme,
comment s'impose à la métaphysique en particulier, l'idée de
transcendance, destructive de tout vrai savoir envisagé dans ses
conclusions ultimes, et essentiellement limitative si l'on ne dépasse
[p.30] pas les degrés intermédiaires, les généralisations inférieures de la
connaissance?
A cette question nous répondîmes par deux fois: dans notre livre sur
l'Inconnaissable et dans celui sur l'Agnosticisme. La genèse, les
origines de cette
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