fruits déjà mûrs d'une expérience plusieurs fois séculaire. Et cette
nutritive moelle des philosophies préparatrices, il la tira moins des
livres ou de l'étude minutieuse des métaphysiciens, que de l'air ambiant,
encore tout troublé par la grande secousse révolutionnaire, que de
l'observation immédiate d'une société chaotique, tumultueuse, en gésine
d'un idéal nouveau. Il la tira aussi de son commerce patient, obstiné,
avec ce qu'il y a de plus grand, de plus sûr et de plus sain dans notre
civilisation instable, du commerce avec la série totale des sciences
particulières, mère des suprêmes abstractions de l'esprit.
Il fut ainsi conduit à marier l'agnosticisme qui représente le passé
religieux de l'humanité, au monisme qui, représentant son avenir
scientifique, [p.13] contient en germe la négation formelle de
l'inconnaissable. Et dans le même cadre, sans prendre garde qu'il
pouvait se briser en pièces, il fit entrer, il maintint d'autorité une
troisième synthèse, la théorie évolutionniste, figurative surtout de
l'époque actuelle dont elle constitue, sans nul doute, la principale
marque.
Au surplus, l'exceptionnel génie vulgarisateur de Comte se manifeste
jusque dans la manière, qui lui est propre, de traiter les plus difficiles
problèmes. Je parle ici, bien entendu, de la méthode du positivisme, et
non de la forme ou du style des écrits de Comte, obstacle minime si l'on
songe combien facilement il fut surmonté par le talent littéraire des
premiers évangélistes de la bonne parole. Je le répète, comme doctrine
et comme _méthode_, l'oeuvre de Comte est toute de _nivellement_;
j'insiste sur ce terme auquel, d'ailleurs, je n'attache aucune idée
péjorative et qui dans ma bouche ne prend, en nulle façon, le sens
d'abaissement.
[p.14] Comte n'a aucun souci d'approfondir les trois grandes thèses qui
forment les pivots sur lesquels s'appuie son entreprise philosophique. Il
étend, il développe la surface occupée par les problèmes de
l'agnosticisme, du monisme et de l'évolutionnisme; il cherche à rendre
ces questions abstraites accessibles aux intelligences moyennes, il leur
donne un aspect pratique parfois très séduisant, il invoque, à chaque
tournant de route, les témoignages de la raison vulgaire, de l'expérience
de tous les jours. Il est autoritaire, dogmatique, ainsi qu'il convient à un
penseur qui s'adresse à la foule. Il est le moins sceptique, le moins
délicat, le moins raffiné, mais aussi le moins calculateur, le plus sincère,
le plus naïf des philosophes. Il est d'une bonne foi entière, admirable. Il
se garde comme du plus grand des malheurs, comme d'un péché
irrémissible, de creuser les questions préalables, de scruter les principes,
les points de départ, d'aller au fond des choses. Il est l'ennemi juré de la
subtilité [p.15] qu'il envisage comme la vraie tare métaphysique. Au
point de vue utilitaire, il a mille fois raison, puisque dans les vastes
landes encore incultes, dans les jachères de la connaissance, telles que
la psychologie ou la sociologie, il échappe de la sorte au verbiage
oiseux, à l'aiguisement inutile du tranchant de la pensée, qui ensuite se
prodigue en pure perte. Mais, théoriquement, sa position cesse d'être
aussi bonne. Car les sciences supérieures ne restent pas stationnaires, et
leurs acquêts ne sont pas tous dus à l'observation pure et simple.
L'élément rationnel y entre pour une part qui va en augmentant.
L'hypothèse, l'abstraction et la généralisation y jouent un rôle de plus
en plus considérable.
En définitive donc, il y a lieu, croyons-nous, de reconnaître cette vérité
d'ordre expérimental: par le positivisme la philosophie--une
philosophie sérieuse--fut pour la première fois mise à la portée d'une
très forte majorité d'esprits. Historiquement parlant et [p.16] jugeant, un
grand progrès s'est accompli par là. La démocratie
intellectuelle,--création, en somme, heureuse de notre époque,
puis-qu'elle permet les longs espoirs dans l'avenir destructeur des
iniquités sociales,--la démocratie de l'esprit, dis-je, en fut du coup
ennoblie, épurée, moralisée. Un écrivain qui appartient aux jeunes
générations sur lesquelles nous pouvons sûrement compter, l'affirme en
ces termes nets (et je l'en félicite): «Le positivisme n'effarouche que les
consciences troubles dont il dénonce les basses convoitises; toute la
noblesse de l'homme s'irradie de son esprit»[4].
Mais il y a mieux peut-être, au regard des contingences futures. Sorties
des nuages métaphysiques où se cachait leur éclatante nudité, les trois
grandes théories hypothétiques (vérités ou erreurs, il n'importe):
l'agnosticisme, le monisme et l'évolutionnisme, sont aujourd'hui
descendues sur terre. Divinités autrefois [p.17] si farouches, elles
s'humanisent visiblement; elles ne demandent qu'à subir la terrible
épreuve, elles veulent bien devenir fécondes du fait de la science
particulière.
Faut-il ajouter qu'une orientation récente de la philosophie, étiquetée
par la critique adverse comme hyperpositivisme et à laquelle on me fait
l'honneur d'associer mon nom, que cette orientation consiste
essentiellement à prêter, à l'oeuvre naturelle et inévitable d'un tel
ensemencement scientifique, l'aide jusqu'ici dédaignée des études, des
expériences spéciales dans les domaines limitrophes de la biologie, de
la sociologie et de la psychologie? Et faut-il rappeler que le
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