limites rencontrées par l'expérience, et
non de l'analyse subjective de l'esprit, n'est l'objet d'aucune religiosité
et diffère à peine de l'inconnu?»[3]
[p.7] Bornons-nous à enregistrer ici cette opinion.
Le second principe directeur du positivisme, l'idée d'évolution, revêt
une allure magistrale dans la partie sociologique de l'oeuvre de Comte.
La filiation ininterrompue des générations humaines, les liens étroits de
piété et de gratitude qui, véritables points de suture, rattachent le
présent au passé, la réhabilitation des époques les plus décriées, la
solidarité profonde et durable grâce à laquelle tout se tient et s'enchaîne
dans le règne humain, absolument comme dans le règne organique et,
plus bas, plus au fond, dans le règne inorganique,--ce noble ensemble
de doctrines faisait de l'histoire des sociétés humaines le prolongement,
le complément nécessaire de l'évolution générale des choses. Sur ce
point, Comte fut le précurseur génial de Darwin et de Spencer et le
philosophe qui, l'un des premiers, ensemença le vaste champ où le xixe
siècle leva une si éblouissante moisson.
Armée de ces deux théories, qui furent toujours [p.8] ses grands
chevaux de bataille, la philosophie positive remporta, cela presque
immédiatement après la mort prématurée de son fondateur, une victoire
rare et qui un jour paraîtra excessive. Sa popularité, son expansion
rapide éclipsèrent la popularité et l'expansion des plus triomphantes
écoles du siècle, telles que le kantisme ou l'hégélianisme, et dépassèrent
de beaucoup les succès et l'influence qui, à d'autres époques, échurent
en partage à des philosophies très sérieuses, très dignes d'attention, le
monisme de Spinoza, par exemple, ou le mécanisme de Descartes,
l'évolutionnisme inchoatif de Leibnitz, le criticisme élémentaire de
Hume. Ce point d'histoire ne saurait plus se nier aujourd'hui, surtout si
l'on ramène, comme il convient de le faire, à ses origines positivistes,
l'intéressante diversion philosophique opérée par Herbert Spencer. Mais,
dès lors, le positivisme apparaît comme le récipient central, le large
réservoir latin où se déversent et d'où sortent les principaux courants
[p.9] philosophiques de notre époque, depuis le criticisme germain qui,
proprement, lui donna naissance, jusqu'à l'évolutionnisme
anglo-américain qui maintenant porte et répand ses enseignements aux
quatre coins du monde civilisé.
Mais pourquoi ou plutôt comment la pensée de cet obscur répétiteur de
mathématiques que resta sa vie durant Auguste Comte, parvint-elle à
conquérir et à dominer ainsi tout un siècle?
A nos yeux, la brusque entrée des idées positivistes sur la scène du
monde et leur triomphe facile s'expliquent par deux causes ou deux
conditions essentielles.
En premier lieu, ces idées étaient celles mêmes que préconisèrent, en
des formules variées dans la forme, mais pareilles au fond, une longue
suite de philosophies précédentes, toutes plus ou moins agnostiques,
évolutionnistes et monistes. La conception positiviste se borna à réunir
en un faisceau dogmatique ces tendances implicitement contradictoires.
Elle [p.10] sembla de la sorte lever ou résoudre une des plus vieilles,
une des plus redoutables antinomies de l'esprit.
En second lieu,--et nous attirons l'attention du lecteur sur ce
point,--Auguste Comte fut avant tout un vulgarisateur de génie; nous
employons ici ce terme dans son sens le plus large et le plus élevé.
Comte réussit à accroître, à agrandir de façon notable la base humaine
qui servait de support vivant aux doctrines, aux imaginations abstraites
de la philosophie. Et cette différence, ce gain fut pris par lui en totalité
sur les cerveaux qui subissaient encore le joug des conceptions
religieuses, toujours plus concrètes que les philosophiques. Il
démocratisa, pour ainsi dire, la philosophie, il en fit l'apanage d'un flot
montant d'intelligences humaines. Il répandit plus abondamment que
n'importe quel autre philosophe, et en des milieux nouveaux, la lumière
qu'un petit nombre d'initiés tenaient soigneusement cachée sous le
boisseau métaphysique. [p.11] Il comprit ainsi admirablement son
époque, l'esprit et les besoins de son temps. Il fut le fils légitime--et, en
son for intérieur, très respectueux--du xixe siècle.
Il se montra tel, du reste, de plusieurs façons. Il pressentit et devina les
tendances expansives, les aspirations égalitaires de la phase historique
qui s'ouvrait devant lui, et il y satisfit de son mieux. Il adapta sa
conception générale du monde à la capacité intellectuelle des nouvelles
couches sociales conquises par la pensée sous sa triple forme,
philosophique, scientifique et esthétique. Il fut le véritable promoteur
de cette maxime que l'un de ses plus authentiques disciples, Taine, se
plaisait à répéter: «Sans une philosophie, le savant n'est qu'un
manoeuvre, et l'artiste qu'un amuseur». Et il vit venir à lui la foule des
savants, des publicistes, des esthètes, d'autant plus dociles à sa voix que
celle-ci en appelait constamment au bon sens pratique des multitudes.
Il fit plus encore. Il estima à sa juste valeur [p.12] la qualité et la
composition de la nourriture philosophique que réclamait le siècle. Il
opéra un choix sagace dans l'arsenal des conceptions surabstraites et
des procédés synthétiques du passé. Il s'attacha avec prédilection aux
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