l'idée monistique. Elle accueille donc [p.37] l'unité du monde comme un postulat universel de la pensée. Mais, plus téméraire que les philosophies rivales, elle ne recule point devant les conséquences extrêmes de sa théorie du savoir. Elle dédouble son monisme, elle en fait deux parts inégales: la partie transcendante, l'unité de l'inconnaissable, c'est-à-dire, au fond, rien moins que sa connaissance achevée; et la partie expérimentale, l'unité, forcément imparfaite, du connaissable.
Si Ton compare entre elles les principales directions de la pensée contemporaine, on constate, non sans quelque surprise peut-être, qu'elles forment comme une gamme ascendante venant renforcer, malgré leur contrariété manifeste, _ces trois grands thèmes_ dont s'inspira, de tout temps, la philosophie: l'agnosticisme, l'_évolutionnisme_ et le monisme. En effet, ne semble-t-il pas que, de Kant à Spencer, la religiosité latente s'aggrave ou, du moins, se maintienne à un niveau égal? Les chefs de file de la philosophie moderne se préoccupent de [p.38] jeter les bases d'une religion nouvelle. Kant imagine la théologie du devoir, Comte celle de l'humanité qui reproduit, sous un aspect à la fois plus concret et plus populaire, la foi morale de son précurseur; enfin Spencer fonde la religion de l'Inconnaissable. D'autre part, on ne saurait méconna?tre les progrès accomplis par les idées expérimentales, ni l'expansion de l'idée d'unité, si étroitement liée à celle d'évolution. Mais cet essor simultané d'idées contradictoires ne s'explique-t-il pas par les soucis logiques de l'esprit, par notre besoin d'être conséquents, d'aller, dans la vérité comme dans l'erreur, jusqu'au bout?
Au reste, si l'on désire porter un jugement équitable sur les modifications subies, dans le cours des siècles, par la mentalité philosophique, c'est aux systèmes les plus renommés du passé qu'il faut confronter les grandes doctrines aujourd'hui en faveur auprès de l'opinion. On s'étonne alors du r?le prééminent qui, dans la conception générale du monde, [p.39] échoit de plus en plus à la partie active de la science, à l'élément qui sert d'une fa?on directe l'idée d'unité, de connaissance parfaite. Depuis Bacon et Descartes, par exemple, jusqu'à nos jours, un chemin très appréciable est parcouru par la même notion fondamentale. Sous le nom d'expérience, de monde sensible chez Kant, sous celui de développement nécessaire et graduel chez Comte, sous celui d'évolution chez Spencer, elle acquiert une valeur rapidement croissante.
D'où vient une conquête si grande et si s?re que la philosophie tout entière semble aujourd'hui tenir dans le seul mot d'évolution? A notre sens, un tel succès prouve une fois de plus l'action profonde exercée par les idées, les généralisations, les progrès strictement scientifiques sur les idées, les déductions, les transformations de la connaissance purement philosophique. Ce phénomène confirme la grande loi de corrélation entre la science et la philosophie, que nous avons cherché à [p.40] établir dans un de nos premiers ouvrages[7].
L'histoire des idées scientifiques nous révèle une longue suite d'antécédences significatives, une accumulation d'expériences et de synthèses se rattachant toutes à l'idée d'évolution, et qui toutes mettent en relief le ?devenir? par étapes successives, ou la différenciation immanente des choses et des êtres. On se tromperait même beaucoup en ne citant à l'appui de cette thèse que les noms populaires de Lamarck, de Darwin, et en y joignant quelques obscurs précurseurs. C'est par centaines, sinon par milliers que se doivent compter les savants dont les travaux permirent au positivisme, et ensuite à l'évolutionnisme proprement dit, de se produire, de se répandre, de vaincre les obstacles, de triompher des résistances. Il faut remonter à la moitié du xviie siècle, et plus haut encore, si l'on veut reconna?tre et fixer les points initiaux du courant intellectuel qui renversa, les barrières [p.41] caduques et transféra peu à peu le concept d'évolution du domaine mécanique en celui des faits et des lois de la vie (constitution des deux chimies, inorganique et organique, et fondation de la biologie). Dès lors la route s'aplanissait devant les tentatives semblables d'une foule d'historiens, de psychologues, de moralistes.
On nous reproche ce qu'on appelle l'_hyperpositivisme._ On pourrait, avec la même justice, blamer notre évolutionnisme moins accommodant, peut-être, que celui de M. Spencer ou de son école aujourd'hui florissante. Un esprit mathématique fort distingué et dont l'adhésion ouverte à quelques-unes de nos théories les plus capitales nous valut une grande joie, a discerné ce trait avec beaucoup de finesse[8]. Exposant et commentant nos déductions sur la genèse des concepts surabstraits, il considère les lois rigoureuses qui forment l'objet propre [p.42] de la logique pure, comme un cas particulier de la grande loi d'évolution. Rien n'est plus vrai si l'on fait du vocable ?évolution? le synonyme d'expérience et si, par suite, les deux faces du processus évolutif, la différenciation et l'intégration, s'envisagent comme l'équivalent des deux seuls modes par lesquels l'esprit saisit tant?t la multiplicité des choses, et tant?t leur unité.
Nous avons lieu d'être satisfaits en voyant nos idées se répandre peu à peu non seulement

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.