Auguste Comte et Herbert Spencer | Page 7

E. de Roberty
pour parler comme M. Fouillée, ont guidé la philosophie du passé. Les idées d'_unité_ et d'_évolution_ appartiennent à la science. Elles expriment le fonds propre de celle-ci, elles figurent ou symbolisent la recherche expérimentale. L'idée de l'_au-delà_ appartient à la métaphysique qui la re?ut en héritage de la théologie. Elle forme l'apport atavique de l'ignorance primitive, elle figure ou symbolise l'incertitude initiale, inséparable de l'esprit de crédulité.
[p.32] Mais ces mêmes idées directrices manifestent en outre deux tendances fondamentales qui, dans l'ordre intellectuel, s'opposent comme l'affirmation et la négation, et, dans l'ordre émotif, comme l'optimisme et le pessimisme du savoir. Certes, nous sommes loin de mépriser les avantages qui se peuvent retirer du pessimisme ou de la négation contenus en de justes bornes. Nous sommes loin aussi de contester l'utilité relative du mythe religieux. Mais cela ne saurait nous empêcher de reconna?tre la vérité de l'observation selon laquelle l'agnosticisme, pénétrant dans le milieu fa?onné par les découvertes de la science, y détermina toujours une forte fermentation métaphysique.
Dans la philosophie du temps actuel, ces trois grandes idées sont largement représentées.
Le criticisme, héritier direct de l'idéalisme, commence par raffermir sur ses bases l'agnosticisme ébranlé par les progrès de la science. Il cherche à établir un modus vivendi provisoire [p.33] entre l'a priori et l'a posteriori. Voici, en deux mots, comment il procède: il range un élément théorique important, l'unité, dans le domaine de l'_a priori_; il le distrait totalement de la science, à qui il ne laisse qu'un seul ingrédient, le différentiel, le multiple, ou révolution sous le nom d'expérience sensible. Il arrive ainsi à créer ou, plut?t, à renouveler le monisme transcendant.
Kant se préoccupe beaucoup de l'unité philosophique. Il croit même avoir fait, à cet égard, un pas considérable en avant. Il assimile ce qu'il appelle sa découverte à celle de Copernic renversant les r?les attribués, dans leur révolution réciproque, à la terre et au soleil. La comparaison semble exacte en ce sens que, si les principaux adversaires de Kant concevaient la matière comme le foyer central où se réunissent toutes les existences, lui, l'idéaliste nourri par la forte critique sensualiste dirigée contre les excès du matérialisme, se tournait du c?té opposé. Il subordonnait la nature à l'esprit, [p.34] il proclamait hautement que l'universalité et la nécessité--encore deux synonymes vagues de l'unité si ardemment poursuivie--entrent dans la connaissance par le sujet, seul élément actif, non par l'objet, produit à peu près passif de notre mentalité. Mais l'analogie invoquée par Kant ne se justifie plus si l'on songe que l'inversion dont il s'attribue le mérite est aussi vieille que la philosophie elle-même. Kant reprend la thèse du monisme idéaliste affirmant la suprématie du sujet sur l'objet. L'homme est la mesure des choses, disait Protagoras, les idées sont la seule réalité certaine, répète après lui Platon, les objets de l'expérience sont nos objets, conclut Kant, en se doutant bien un peu, je suppose, qu'il paraphrase ses prédécesseurs. La solution de Kant ne résout évidemment rien. Son monisme est aussi hypothétique et exclusif que les tentatives qui préparèrent la sienne. La question demeure posée dans les mêmes termes. Toutefois, en accusant l'importance du point de vue biologique, [p.35] jusque-là trop négligé, la critique kantienne élargit le terrain de l'éternelle dispute, elle ajoute à l'enquête de nouveaux documents, elle complète, pour ainsi dire, l'inventaire métaphysique.
La philosophie positive vient ensuite. Héritière du matérialisme, elle procède comme son ancêtre direct, elle a la passion de tout vulgariser. Mais, cette fois, la thèse qu'elle popularise inconsciemment se distingue à peine de celle défendue par le criticisme. A son tour, elle se donne la tache d'établir un modus vivendi entre les termes de l'antique antinomie. Pourtant, elle fait la part plus grande à l'élément scientifique, à l'évolution, à l'expérience. Elle développe le principe expérimental jusqu'à lui subordonner l'idée unitaire. Elle prend ainsi, selon nous, justement le contre-pied du vrai rapport qui existe entre révolution et l'unité; et son monisme, irréparablement atteint par ce vice radical, demeure terne, vague, contradictoire, indécis.
[p.36] Au positivisme enfin succède l'évolutionnisme qui dévoile avec franchise le sens réel des croyances théologiques. Cette philosophie ramène l'idée divine et le sentiment religieux au concept essentiellement émotif de l'Incognoscible. Mais loin d'en inférer la déchéance future de l'agnosticisme, elle porte aux nues cette tendance de l'esprit humain, elle célèbre ses mérites, elle s'efforce d'en faire le pivot central d'une conception rationnelle de la nature. Elle croit, du reste, fermement à la possibilité d'une conciliation, d'une entente durable entre l'idée religieuse ou agnostique et le concept expérimental ou évolutionniste. Partant, elle exalte, elle glorifie ce dernier principe qui s'était déjà affirmé avec une certaine force dans la philosophie du siècle, à deux reprises différentes, par la critique kantienne de l'expérience et surtout par les idées sociologiques d'Auguste Comte. Dans ces conditions, la doctrine spencérienne ne pouvait se montrer hostile à
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 40
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.