Au pays des lys noirs | Page 7

Adolphe Retté
d'abord répondu, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il pourrait peut-être
me venir en aide. Puis il a gardé le silence pendant plusieurs minutes.
Moi, j'ai repris la parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui
me traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus touchant la
composition de mon drame. Tu me croira si tu veux: à mesure que je
parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée jusque là naissaient en
moi et je les décrivais aussitôt. Des vers imprévus me jaillissaient de la
bouche. Mon drame prenait une ampleur, un relief, une splendeur

inouïs. Mon don d'invention s'était tout à coup décuplé. C'était comme
si un être nouveau s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées
magnifiques. Et je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais
de prendre conscience en cette explosion de mon âme.
Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour faire
obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante allumée dans
mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on souffle. Je
m'interrompis au milieu d'une phrase. Plus de mots, plus d'idées! Je
restai hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne cessait pas de
m'observer froidement.
-- Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous?... Continuez, vous m'intéressez
beaucoup.
-- Je ne trouve plus rien répondis-je.
Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne
trouverais plus jamais rien!
-- Ah! C'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi; maintenant,
il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même plus un seul des
vers que je viens d'improviser d'une façon si surprenante.
-- Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais vous dire
comment...
Ici Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitai à poursuivre. Mais il s'y
refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son silence, que Guaita lui
avait fait promettre de garder le secret sur le philtre qui faisait déborder
dans les âmes les sources d'un génie surhumain.
-- Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens chez de
Guaita. Il désire beaucoup te voir et il a fort insisté pour que je t'amène
à lui.
Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et, n'est-ce pas,
comme Baudelaire, nous plongerions volontiers

Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!...
-- Certes, reprit Dubus; quant à moi, le sphinx m'a livré son énigme,
désormais j'incarne Apollonius de Tyane. Son essence divine vit en moi.
Mon âme a conquis des ailes et elle monte dans l'infini, car Guaita m'en
a livré la clef...
* * * * *
Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui, loin de
lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire descendre mon ami
au sépulcre par une spirale d'horreur et d'abjection.
Toutefois, à la réflexion, je résolus d'abord de ne pas aller chez de
Guaita. Ma raison me faisait pressentir qu'il y avait là un danger.
Je ne craignais pas pour mon âme, car je n'avais pas la foi et il
m'importait peu que l'Église mît ses fidèles en garde contre l'occultisme.
Mais je redoutais une influence virulente sur mon imagination et ma
sensibilité. Il y avait bien du louche dans ce que j'avais appris déjà par
le docteur E... Aussi, je me méfiais.
Mais ensuite je me remémorai les termes dont Dubus s'était servi pour
me peindre la puissance de création poétique qui avait germé en lui au
contact du théosophe. Le désir grandit en moi de connaître des joies
analogues.
-- Qui sait, me dis-je, si ce personnage -- peut-être inoffensif, après tout
-- ne saura pas m'inculquer cette énergique confiance en soi-même dont
j'ai vérifié les effets sur Dubus? Et puis Dubus, emballé comme il l'est,
par nature, a sans doute exagéré. Je puis toujours aller chez de Guaita
en observateur attentionné à mettre les choses au point. C'est tentant!
Ce dernier prétexte me décida. Cependant, j'y insiste, tandis que je me
rendais chez de Guaita, en compagnie de Dubus, je sentais que j'avais
tort. Ma conscience me murmurait que je faisais mal; mais sans
l'écouter, je me forçais à mal faire.

Dans le plus pénétrant de ses contes: le Démon de la perversité, Edgar
Poe, ce voyant, a décrit, d'une façon incisive, cet état d'âme. Il a montré
comment telles circonstances se produisent où celui que ne garde pas la
prière court à sa perte, le sachant et ne voulant pas réagir...
Le rez-de-chaussée où habitait de Guaita se trouvait dans une rue
tranquille et voisine de l'avenue Trudaine. Chemin faisant, j'interrogeai
de nouveau Dubus sur cette «clef de l'infini» dont il gardait si
jalousement le secret. Il se déroba par des phrases évasives. Ce soir-là,
du reste, il était taciturne et semblait possédé
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