le docteur E...
ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule en maléfices,
Stanislas de Guaita.
Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Édouard Dubus. Celui-ci
était un véritable enfant, spirituel au possible, fort instruit, bon,
serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne possédait nulle volonté.
Aimé de tout le monde, dans tous les mondes, y compris le demi, il ne
savait par résister aux impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand
fond de mélancolie -- ce spleen rongeur dont toute notre génération a
souffert -- il prétendait ne concevoir l'existence que comme une farce
infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui paraissait amusante à
commettre, il n'y allait pas -- il y courait. Avec cela, très curieux
d'occultisme et très porté, sous un scepticisme de surface, à s'engager
dans les halliers du surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques
églantines à cueillir.
Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant!
Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour
principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge
pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient l'admiration des
païens au premier siècle de notre ère.
Il en parla au docteur E... qui, saisissant l'occasion, lui proposa de
l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait, disait-il, des
documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand parti. Cette invite fut
accueillie avec empressement par le poète.
Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus vint
chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement quarante-huit
heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais que de Guaita était
tenu pour un maître de l'occultisme, mais je ne le connaissais que par
deux de ses livres: Rosa mystica, titre sacrilège, étant donné ce que
contenait ce recueil de vers, et Au seuil du Mystère, introduction à
l'histoire de la magie noire.
Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la
Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque effrayé
en constatant à quel point les traits de son visage étaient altérés.
D'habitude, il avait le teint assez pâle. Mais, cette fois, il était plus que
pâle: il était livide. Un éclat fiévreux vitrifiait ses prunelles que me
parurent élargies. Son regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien; il
errait çà et là sur les objets sans s'y poser.
En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à travers la
chambre, se laissait tomber sur le divan pour se relever aussitôt, se
figeait soudain dans une attitude de stupeur pour reprendre, trois
secondes après, sa déambulation saccadée. Ses mains se crispaient au
dossier des chaises, puis se portaient à son front et le balayaient comme
pour chasser une pensée importune.
-- Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi tranquille. Je ne
t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de déterré; est-ce que le
fameux Guaita t'aurait fait boire?
Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me semblait si
étrange, ce matin-là!
-- Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu: tu sais bien que je ne bois
jamais... Seulement de Guaita m'a fait une telle impression que je ne
m'en puis remettre... Nous avons causé toute la nuit; c'est un homme
extraordinaire.
-- Tant que cela? Mais enfin que t'a-t-il raconté? A-t-il évoqué devant
toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te documentât
lui-même?
-- Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita m'a ouvert
des horizons superbes.
Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers le
plafond, il ajouta d'une voix rauque, qui n'était plus la sienne:
-- Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu!
Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurais peut-être ri de cette
phrase extravagante. Mais il y avait quelque chose de si anormal chez
Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant se marquait dans toute
sa physionomie, que je ne me sentis nullement enclin à le railler.
Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le
mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au
surhomme, nous nous étions si souvent écriés avec Musset: Qui de
nous, qui de nous va devenir un dieu? Tant de fois le démon de la
gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en soi-même
qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles: Eritis sicut dei!...
Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai Dubus
de s'expliquer davantage.
Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de ma
prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel point le
surnaturel m'attirait, quand je lui eus révélé mon ambition de créer,
d'après ce maître des mystères, une figure qui dominerait notre temps,
il m'a
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