Au pays des lys noirs | Page 5

Adolphe Retté
avait... Que n'y avait-il pas?
Ce souterrain, embrumé par les vapeurs bleues essoufflées des pipes et
des cigarettes, c'était une cuve où bouillonnaient les éléments les plus
disparates: de la jeunesse exubérante, et plus naïve qu'on n'aurait pu le
croire à entendre le ton des conversations; du snobisme émoustillé par

toute extravagance nouvelle; de l'esprit de révolte contre les préjugés,
contre les conventions sociales, contre les formules de l'art officiel; de
la bohême insouciante; un grand débraillement de moeurs; deux ou
trois ratés, verts d'envie et de rancune; des écrivains et des peintres de
valeur qui, jaillis de cette étrange caverne, marquent à présent, dans les
lettres et dans les arts.
Ce qui soulignait le caractère hétéroclite de ces réunions, c'est que des
célébrités consacrées par le succès s'y risquaient quelquefois: Coppée,
Heredia, Puvis de Chavannes, d'autres encore. Accueillis avec
courtoisie, ils laissaient bientôt de côté l'air gêné qui les faisait d'abord
ressembler à des dompteurs novices pénétrant à regret dans une cage
habitée par des fauves. Ils se mettaient à l'unisson de la gaîté générale.
Mais on aurait tort de supposer que dans ce cénacle ne se perpétraient
que des mystifications combinées pour «épater le bourgeois». Sans
doute il y avait bien des ruades et des pétarades de poulains adolescents,
heureux de bondir, sans frein, dans les prairies ensoleillées de la
littérature. Cependant on aimait sincèrement la beauté. Aussi quand
quelque poème de large envergure déployait ses ailes chatoyantes sous
la voûte enfumée, les coeurs battaient d'une noble émotion. Et il ne
mentait pas toujours le: Tu Marcellus eris qu'on décernait au
triomphateur du moment.
Parmi tous ces poètes, parmi tous ces artistes en quête d'un Idéal et dont
la plupart étaient plus étourdis que pervers, l'occultisme rôdait,
s'ingéniant à conquérir des âmes. La profonde ignorance religieuse qui
caractérisait ce temps -- comme il caractérise le nôtre -- favorisa ses
menées (Il faut pourtant mentionner que sortirent de ce milieu: deux
tertiaires franciscains, un oblat bénédictin et même un bon prêtre.
Spiritus flat ubi vult).
Un certain docteur E..., qui s'affublait d'un pseudonyme en us, tournait
autour de ceux qu'ils jugeaient susceptibles de procurer un talent
d'avenir à la Gnose. Jeune encore, déjà bedonnant, le teint coloré, une
barbiche bifide, des cheveux noirs en brosse, des yeux fureteurs, un rire
jovial -- il offrait l'apparence d'un commis voyageur plutôt que celle
d'un mage. Il se montrait pourtant aussi instruit qu'aimable. Il offrait

volontiers des consommations. Il guettait la minute propice. Et quand
l'alcool avait fait son oeuvre perfide dans quelque cerveau facilement
inflammable, il émettait des propos mystérieux, mi-plaisants, mi-
troublants, qui éveillaient fortement la curiosité d'interlocuteurs déjà
férus de surnaturel.
Très adroit, très fin, il faisait scintiller sourdement, comme les gemmes
d'une bague à son doigt, les yeux de l'antique Nahash, ou bien il
répandait une poussière d'étincelles sur le voile d'Isis. Puis d'un
calembour ou d'une gaudriole, il semblait rayer ce qu'il venait de dire.
Si l'on insistait pour en apprendre davantage, satisfait d'avoir amorcé sa
pêche future, il se dérobait par quelque quolibet.
Mais le souvenir de certaines phrases impressionnantes persistait chez
les esprits rêveurs. Ils y pensaient longuement et, la fois suivante, ces
victimes déjà éblouies, ramenaient, d'elles-mêmes, la conversation sur
le sujet qui les attirait comme le miroir attire les alouettes. Elles
demandaient que le tentateur consentît à leur donner des explications
plus étendues sur une doctrine où elles subodoraient un arôme de
voluptés rares, d'ordre intellectuel ou sensuel -- en tout cas, fermées au
vulgaire.
Lui précisait alors un peu ses enseignements: il montrait de loin les
pommes d'or qui mûrissent aux branches de l'arbre des sciences
maudites. -- Si l'on manifestait l'envie de les cueillir, il corroborait sa
séduction par l'octroi de brochures d'occultisme élémentaire et par le
service gratuit de ce néfaste périodique l'Initiation.
C'est ainsi que plusieurs furent entraînés. Jusqu'où?... Vous le savez
aujourd'hui, pauvres âmes englouties dans les ténèbres irrémédiables!
Le docteur E... n'est pas le seul à poursuivre cette oeuvre de perdition.
Actuellement, des gens bien renseignés savent, de façon certaine, qu'il
existe des médecins qui abusent de leur ministère pour propager, dans
leur clientèle, les dangereuses aberrations de la Théosophie...
Cependant ce ne fut pas le docteur E... qui m'amena, d'une façon directe,

à franchir le seuil des paradis menteurs de l'occultisme. Je causais
volontiers avec lui. Je l'écoutais avec intérêt, surtout lorsqu'il me
commentait les symboles hermétiques du panthéisme, car j'étais alors
très épris de cette doctrine.
Mais quoique l'Initiation me fût régulièrement envoyée, je ne la lisais
guère. Et je refusai de suivre un cours d'occultisme où l'on distribuait
des diplômes qui conféraient graduellement des dignités dans la Gnose.
-- Cela non par méfiance, mais parce que, fou d'indépendance et de
poésie primesautière, je répugnais à m'enclore dans une secte.
Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible,
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