Au large de lÉcueil | Page 7

Hector Bernier

beauté sereine qui donne à certaines femmes un charme d'exception. La
blancheur de lys de sa chevelure rendait saisissants l'éclat du teint, le
modelé classique des traits. Il émanait de sa personne tant de bonté
qu'elle devait n'avoir jamais fait souffrir. Assez grande, elle portait
noblement la tête à la façon d'autrefois. Les professionnels de la
séduction n'avaient jamais essayé leurs manoeuvres louches autour
d'elle: ils devinaient qu'elle les aurait cloués sur place.
--Ce paquebot retarde... Il me vole des minutes..., dit-elle, impatiente, à
la jeune fille qu'aurait pu loger, trois fois au moins, le fauteuil où elle
s'était blottie.
--Mais! chère mère, il est encore en temps... Le cadran ne marque pas
une heure...Vous vous faites trop de mal...
--On dirait que tu es un peu indifférente au retour de ton frère... fit la
mère, avec un peu d'amertume.
--Oh! ma mère! que vous me faites de la peine! s'écria Jeanne qui, d'un
bond, fut près d'elle. Si Jules n'était jamais revenu, j'en serais morte...
S'il avait différé son retour, si ce vaisseau ne nous le redonnait pas, je
crois que je deviendrais folle... Dans ce fauteuil, je l'étranglais déjà de
mes bras... Ce n'est pas toi, si bonne, qui parlais!...
--Tu as raison, ma chérie, ce n'était pas moi... Mes nerfs seuls ont
parlé... Mon coeur ne le voulait pas... Mon coeur te demande pardon.
Tu sais bien que je t'adore, que, sans toi, je n'aurais pas supporté
l'absence... Allons, c'est fini, ta peine...

Et, de sa main parfaite, la mère essuyait les larmes sur les joues roses
de Jeanne. Oh! qu'elle était jolie, la soeur de Jules! C'était le soleil
autour d'elle... Le ciel le plus morose se déridait, quand elle souriait. Au
coin des lèvres si fines, deux fossettes adorables, à la moindre joie se
creusaient et charmaient. Puis, les ailes frémissantes du nez mignon
vous attiraient, les yeux pétillants de franchise pure éblouissaient, les
cheveux d'or vous donnaient l'envie folle de les lui ravir. A peine plus
haute que les fées de la légende, elle faisait songer aux frêles princesses
des contes. On pensait, d'abord, que le bonheur sans ombres l'avait
choisie pour nid, mais elle avait une âme de sensitive et des pleurs pour
le moindre chagrin. Les oiseaux prisonniers dans les cages, les insectes
qui venaient de mourir sous le talon des passants, le pauvre aveugle
debout tout le jour à la Porte Saint-Jean, bien des choses lui mettaient le
coeur en deuil. La griserie d'être joyeuse la reprenait vite, et l'enfant de
dix-huit ans continuait sa mission de lumière à répandre.
Bien des fois, le sourire de Jeanne avait endormi les ennuis du père,
dispersé les tristesses de la mère et reposé le cerveau las de Jules. Elle
avait, pour le grand frère, une admiration presque religieuse, une
tendresse presqu'idolâtre. Quand il partit pour le long voyage, elle
pleura tout le jour et toute la nuit. Elle fut moins rieuse qu'à l'ordinaire,
cette année-là. Ce n'est que depuis une semaine que le lutin de jadis
était vraiment revenu à la vie. Sa peine de tout-à-l'heure avait bientôt
fondu sous les caresses de la mère.
--J'ai eu tort, petite mère, dit-elle, badine. J'aurais dû te comprendre... Je
ne suis qu'une enfant, vois-tu... Il ne faut pas que Jules me trouve les
yeux rouges... Ai-je embelli, au moins?...
--La vilaine coquette!...
--Est-ce un crime de l'être pour un tel frère?
Je ne serai jamais assez belle pour lui... J'aurais tant voulu grandir un
peu pour lui!... Je suis encore la toute petite fille... son petit Jean...
--Je t'envie, moi, dit la mère. Tu n'as presque pas besoin de te pencher
pour appuyer ton oreille sur les battements de son coeur... Si tu étais

plus grande, il t'aimerait moins peut-être!...
--Oh oui! quand mon oreille écoute son coeur il me dit, souvent qu'il
battra toujours pour moi!...
--Jules! cria soudain Madame Hébert avec un sanglot de bonheur dans
la voix.
--Jules! répéta Jeanne de toute son âme.
Le paquebot venait de surgir. Il avançait dans toute sa grâce et sa
majesté. Souvent déjà, il avait lancé le défi orgueilleux de sa puissance
à l'Océan: il était vainqueur, une fois encore. Le cri passionné des deux
femmes avait éveillé bien des souvenirs qui sommeillaient dans la
bibliothèque où elles attendaient le retour du voyageur. Les choses se
rappelaient celui qu'elles n'avaient pas revu depuis longtemps. Les
livres tressaillirent d'aise, les tapis se firent plus discrets, les fauteuils
plus moelleux, les tapisseries plus gaies, les tentures plus accueillantes.
Les potiches à fleurs ordonnèrent aux oeillets d'exhaler leurs plus doux
parfums; la vieille horloge songea à précipiter les minutes; la lampe
ancienne promit d'être exquise le soir. Les yeux de Lafontaine et
Cartier brillèrent dans leurs orbites de plâtre. Philo, un grand
Terreneuve, daigna faire luire, dans son regard de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 73
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.