Au large de lÉcueil | Page 5

Hector Bernier
patrie...
--Dans les yeux tristes des uns, Madame, ce doit, être la vision de leur
patrie qui demeure... Les autres entrevoient le Canada dans un mirage
d'or... Il y a des familles entières, regardez celle-ci... des Slaves
peut-être... N'est-ce pas un groupe touchant? Ils viennent à la conquête
du pain... De ses petites mains, le bébé salue la rive... Ils s'attacheront
au sol qui leur donnera le bonheur...
--Oh! l'apprivoisement de certaines races est douteux, dit Gilbert.
--Nous ne désespérons pas..., reprit Jules. L'âme canadienne grandit...
Elle les pénétrera de sa force... Elle se résume en un mot: l'amour du
pays dans l'autonomie des races...
Slaves au foyer, ils seront Canadiens dans la vie nationale...
--Ne croyez-vous pas que cela soit, irréalisable? Il faut que le plus tort

absorbe le plus faible, c'est l'histoire, répondit Gilbert.
--Cela ne sera pas, si les chefs de partis ont le coeur assez haut pour
étrangler les rancunes de races et respecter les libertés de chacune dans
la contribution de chacune à l'essor de la patrie commune...
--Mais ces chefs?... interrompit le Français.
--Ils paraissent avoir été victimes, jusqu'ici, de la violence des passions,
de l'incertitude de l'idéal... Aujourd'hui, un mouvement sourd se fait
dans les profondeurs de la vie canadienne... La poussée en est venue
jusqu'à eux... Ils verront bientôt clair dans l'action une qu'ils auront à
poursuivre...
--Cela est intéressant, j'aurai désormais l'oeil sur l'évolution de votre
pays, conclut Gilbert, un peu sceptique.
--Et il est ravissant, votre pays, Monsieur Hébert! s'écria Madame
Delorme: j'adore, surtout, un arbre superbe que vous devez connaître;
Cette île en foisonne; en voici, là.
Et, du geste, elle indiquait, dans le bois du Bout de l'Ile, une touffe
d'érables. Près du rivage, les embarcations légères se miraient dans
l'eau plus sombre. La jeune fille associait l'endroit à certains paysages
enchanteurs du lac Majeur. A gauche, la pointe gracieuse de
Saint-Joseph de Lévis masquait encore la ville. Un silence presque
général se fit soudain parmi les passagers: ils attendaient, avec une
émotion mystérieuse, la révélation de Québec.
--C'est l'érable, Madame, avait, répondu le jeune homme. Il est l'orgueil
de nos forêts... La feuille d'érable est sacrée, chez nous... L'automne,
elle se pare de mille couleurs avant, de mourir... La neige la recouvre,
mais elle est toujours vivante dans nos coeurs...
--Maple leaf for ever, disent vos frères les Anglais, remarqua la jeune
fille.
--Oui, Mademoiselle, le Canada toujours!...

--Le Canada n'aura donc jamais le sort de ce navire qui gît en deux
tronçons?... Savez-vous comment il est là? demanda Marguerite.
--C'est le squelette du "Bavarian", un grand paquebot de la Compagnie
Allan... Cela remonte à quelques années... Vous vous souvenez des
Ilets de Bellechasse... Vu peu au-delà, alors que la neige tombait, un
rocher sournois l'agrafa et l'éventra... La blessure était mortelle... Il est
là pour l'anatomie!...
Lui coupant la parole, une acclamation gigantesque éclata. Les
coiffures saluaient avec frénésie. Québec venait d'apparaître, et un
fluide électrique avait empoigné millionnaires et pauvres diables. Jules
Hébert, devint pale: une vague d'ivresse lui inonda le cerveau. Ses
compagnons restaient saisis. Ce fut plus puissant que lui, il leur
communiqua la vision qui le fascinait:
--Permettez-moi de vous présenter la ville où je suis né, leur dit-il d'un
accent, qui les prit tout de suite. Elle est construite sur un roc
immortel... Il y avait bien longtemps, disent les savants, que le fleuve
coulait à ses pieds, que le vent modulait sa chanson volage dans les
arbres dont il était couronné... Parfois, le Sauvage y venait allumer son
feu du soir, croiser les pieux de sa hutte, danser la ronde primitive... Un
jour, trois petits navires à voiles entrèrent dans la rivière que vous
apercevez là... Jacques Cartier, l'envoyé de la civilisation, et
Donnacona, le délégué de la forêt, se transmirent le message des deux
mondes... Champlain vint et fit sortir du roc solitaire la ville que,
depuis des siècles, celui-ci attendait... Dès lors, l'âme de Québec a
vécu... Elle flotte autour de nous... Elle est faite de la hardiesse des
mâles navigateurs, de la vaillance des premiers colons... Vieille de trois
cents ans, elle est riche de deuils et de gloires... Elle garde les couleurs
que portaient les beaux régiments de France... Elle traîne l'odeur de la
poudre qui faisait tonner les canons de Frontenac... Elle se souvient de
l'apôtre Laval et du génie de Talon... Elle sourit au front pâle de Wolfe
et vibre au coeur indomptable de Montcalm... Elle respire encore le
sang de Montgomery... Elle acclame l'embrassement de deux races
autrefois ennemies... Aux grands anniversaires, au gré de la brise, elle
chante ou repose dans les plis du tricolore et du drapeau britannique...

Elle est sacrée au foyer où j'ai appris à l'aimer éternellement!...
Il avait parlé sobrement, sans gestes, mais la flamme du regard et la
gravité de
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