qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur coeur désire, s'abîment
la santé par des excès et se rendent la vie amère.
Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui dit en
baissant la voix:
--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais si peur?
Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, devinez qui
il est?
--Le connais-tu donc, Lina?
--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet.
--Herman Steenvliet?
--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.
--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire
d'incrédulité.
--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.
--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le vieillard.
Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune monsieur qui dort là
dans votre chambre est le fils de Charles Steenvliet.
--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te
trompes certainement.
--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus revu
Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; un seul
regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire reconnaître.
--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir
immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément
qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près avec la
lumière.
Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée au-dessus
de la tête du dormeur tous les trois regardaient attentivement son visage
sans dire un mot; et au bout d'un instant ils quittèrent la chambre,
toujours silencieux.
--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.
--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une illusion de
tes sens.
--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas ce que
je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai peut-être
trompée en effet.
Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, le riche
entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier Léopold,
une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, a Ruysbroeck, le
voisin de ton père, Lina, un simple manoeuvre de maçon, un ouvrier
comme lui.
--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes connaissances,
mais pas des amis de coeur, car Charles Steenvliet était un peu fier.
D'ailleurs feu ton père était charpentier et Steenvliet était maçon. Ils ne
fréquentaient pas les mêmes camarades; mais il est vrai cependant, Lina,
que tu as joué presque tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et
brave enfant, qui ne paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, est-il
devenu depuis lors immensément riche?
--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en levant
les épaules.
--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent s'élever
de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père vivait encore,
Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un gaillard audacieux,
avait risqué quelques petites entreprises et amassé ainsi un peu d'argent.
Peu à peu il a fait des entreprises plus considérables, et il a fait ses
affaires avec tant de bonheur qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds.
C'est ainsi que sa fortune s'est accrue rapidement, et enfin, en
entreprenant de grands travaux publics en pays étrangers il a gagné des
sommes énormes; des millions, à ce qu'on dit.
--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la jeune
fille.
--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon
pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors Steenvliet
était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous laissons pas attrister par
ces douloureux souvenirs.
Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa paupière.
Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant plus la voix
de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, probablement pour
dissiper sa tristesse:
--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu
riche?
--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant plusieurs
semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes reprises quand il
m'interrogeait sur mon travail.
--Et il vous a sans doute reconnu?
--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet était
le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à Ternorth.
--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce pas?
Qu'est-ce qu'il vous répondait?
--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand ils
ont été ouvriers, n'aiment pas
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