laissé
tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une sorte de
râle sourd sortait de sa poitrine haletante.
Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à travers les
taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues et les mèches de
cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits de son visage
paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe élégante et d'une étoffe
riche, étaient en désordre et couverts de boue.
Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que sa
mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune homme.
--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il est tombé,
et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à la joue.
A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau froide,
qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec un rire
abruti:
--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en ai assez
pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui êtes-vous donc?
Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant je n'ai pas le temps,
demain, demain je vous ferai nager dans le champagne, si vous en avez
envie; mais maintenant laissez-moi, je vais dormir.
Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait à la main
et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et paraissait
profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses yeux.
Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune homme
avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la consoler en lui
faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil état ne sait plus
ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses paroles au sérieux.
La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion et ses
yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être endormi.
Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées importunes
et dit enfin sans oser faire un pas en avant:
--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le dans
le village, à l'Aigle d'or.
--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans l'obscurité.
--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et grand-père
ne peut cependant pas le porter.
--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir
dangereusement malade.
--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je n'ai
jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant jeune je ne
me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons camarades; je
connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi pendant
quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de tête.
Laissez-le reposer.
--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? s'écria
Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, conduisons-le
à l'Aigle d'or. Là on est habitué à donner à loger. Si c'est absolument
nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu de peine nous finirons par y
arriver.
--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera de
mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle d'or_ il y
a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce serait pour
lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait et on se moquerait
de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner cette confusion.
--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire alors?
--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur et je
le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout son saoul.
--Mais vous alors, grand-père?
--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.
--Ça ne se peut pas, exposer votre santé!
--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?
--Moi? Oh! non, j'ai peur.
--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, j'ai
passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela m'a-t-il fait du
mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher son chapeau, Lina,
il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à porter cet endormi sur
mon lit.
La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne elle fit
quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son grand-père;
mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle était retenue par une
terreur secrète.
Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:
--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en train de
le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans. C'est dommage
tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils gens qui sont riches
et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.