qu'on leur rappelle leur passé. D'ailleurs
M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de pareilles choses
par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. Le mieux était donc
de n'en point parler... Allons, enfants, allons nous coucher, il est déjà
tard; vous voyez bien que le jeune monsieur, qui est ici à côté, n'a pas
encore remué. Dormez tranquilles, je soignerai pour tout.
--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous
appellerez tout de suite, n'est-ce pas?
--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre chambre à
coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, grand-père?
--Sans doute, Lina, sois tranquille.
--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune fille
en l'embrassant.
Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de la
table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures il
écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre dans la
chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.
II
Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean
Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine
dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire,
referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:
--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera
du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher
d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants ne
tarderont pas à se réveiller.
Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec
une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.
--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est pas encore
éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le reposer jusqu'à ce
qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura mal à la tête... Mais, Lina,
tu parais prête à sortir? Où vas-tu donc?
--Moi, sortir? pas du tout, grand-père.
--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des noeuds
rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je crois?
--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail sont si
usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la maison, vous
comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée défavorable de
notre propreté.
--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.
La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain et le couteau
pour couper les tartines.
Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à table,
silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien vite terminé.
--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est probable
que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un réconfortant. Et
rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort café.
--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon ouvrage
le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je voudrais bien
le regarder encore une fois avec attention avant qu'il s'en aille. J'ai rêvé
toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman Steenvliet... Oui, oui, ma
mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi que je me suis trompée; mais
tout est possible; les montagnes ne se rencontrent pas; mais les hommes
se rencontrent, comme on dit.
En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à verser le
café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès du poêle, enfoncé
dans ses pensées.
En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La
clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il se mit
machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que quelques
secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur autour de la
chambre. A mesure qu'il reprenait possession de lui-même, ses lèvres
se contractaient en une expression de moquerie et de colère. Bientôt il
appuya péniblement sa main sur sa poitrine et murmura:
--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, ma
tête! Où suis-je ici? A l'Aigle d'or? Ah! je sais! Je n'ai pas voulu
retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, ô ciel.
Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors
l'ameublement singulier de cette chambre.
--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et ses
mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un trou
comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!
En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; mais
il était encore si étourdi
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