Anna Karénine, Tome I | Page 6

Leo Nikoleyevich Tolstoy
racheter une minute...»
Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à dire de l'air d'une personne
qui espère qu'on la détrompera.
«Une minute d'entraînement,» acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à

ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive
souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractèrent de nouveau.
«Allez-vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle encore plus vivement, et
ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies!»
Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s'accrocha au dossier d'une
chaise pour se soutenir. Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux
étaient pleins de larmes.
«Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants:
ils ne sont pas coupables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi:
dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et
n'ai pas de mots pour l'exprimer combien je le sens! Mais, Dolly,
pardonne!»
Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment de
pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il
attendait.
«Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer avec eux, mais, moi, j'y
pense en comprenant ce qu'ils ont perdu,» dit-elle en répétant une des
phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois jours.
Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnaissance et fit un
mouvement pour prendre sa main, mais elle s'éloigna de lui avec
dégoût.
«Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois
décider: faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d'un
débauché, oui, d'un débauché? Voyons, après ce qui s'est passé,
dites-moi s'il est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible?
répondez donc? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le
père de mes enfants, est en liaison avec leur gouvernante...
--Mais que faire? que faire? interrompit-il d'une voix désolée, baissant
la tête et ne sachant plus ce qu'il disait.

--Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s'animant de plus en
plus. Vos larmes sont de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée; vous
n'avez ni coeur ni honneur. Vous ne m'êtes plus qu'un étranger, oui,
tout à fait un étranger, et elle répéta avec colère ce mot terrible pour
elle, un étranger.
Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait
sa femme par sa pitié. C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop
bien, qu'il éprouvât encore pour elle; l'amour était à jamais éteint.
En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la
physionomie de Daria Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une
personne qui revient à la réalité; elle sembla hésiter un moment, puis,
se levant vivement, elle se dirigea vers la porte.
«Elle aime cependant mon enfant, pensa Oblonsky, remarquant l'effet
produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur?
--Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant.
--Si vous me suivez, j'appelle les domestiques, les enfants! qu'ils
sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez
qu'à vivre ici avec votre maîtresse!»
Elle sortit en fermant violemment la porte.
Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure et quitta doucement la
chambre.
«Matvei prétend que cela s'arrangera, mais comment? Je n'en vois pas
le moyen. C'est affreux! et comme elle a crié d'une façon vulgaire! se
dit-il en pensant aux mots lâche et maîtresse. Pourvu que les femmes
de chambre n'aient rien entendu.»
C'était un vendredi; dans la salle à manger l'horloger remontait la
pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet
Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté
lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le

souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.
«Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a pas raison, pensa-t-il, et si
cela ne s'arrangera pas!
--Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna
Arcadievna.
--C'est bien, répondit le vieux domestique apparaissant
aussitôt.--Monsieur ne dînera pas à la maison? demanda-t-il en aidant
sonmaître à endosser sa fourrure.
--Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un
billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez?
--Assez ou pas assez, on s'arrangera,» répondit Matvei fermant la
portière de la voiture et remontant le perron.
Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que
fit la voiture en s'éloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au
milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et la bonne l'avaient
accablée de questions; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants?
pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre
cuisinier?
«Laissez-moi tranquille,» leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour
s'asseoir à la place où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l'une
contre l'autre
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