Anna Karénine, Tome I | Page 7

Leo Nikoleyevich Tolstoy
ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les
bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.
«Il est parti! mais a-t-il rompu avec elle? Se peut-il qu'il la voie encore?
Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé? Non, non, nous ne pouvons plus
vivre ensemble! Et, vivant sous le même toit, nous n'en resterons pas
moins étrangers,--étrangers pour toujours! répéta-t-elle avec une
insistance particulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l'aimais,
mon Dieu! et comme je l'aime encore même maintenant! Peut-être ne
l'ai-je jamais plus aimé! et ce qu'il y a de plus dur...» Elle fut
interrompue par l'entrée de Matrona Philémonovna:

«Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon frère, dit-celle-ci; il fera
le dîner, sinon ce sera comme hier, les enfants n'auront pas encore
mangé à six heures.
--C'est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du
lait frais?» Et là-dessus Daria Alexandrovna se plongea dans ses
préoccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur.

V
Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d'heureux
dons naturels; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts,
était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il eût toujours mené une
vie dissipée, qu'il n'eût qu'un tchin médiocre et un âge peu avancé, il
n'en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons
appointements, celle de président d'un des tribunaux de Moscou.--Il
avait obtenu cet emploi par la protection du mari de sa soeur Anna,
Alexis Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du
ministère. Mais, à défaut de Karénine, des centaines d'autres personnes,
frères, soeurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place,
ou toute autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il lui
fallait pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune
assez considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la
moitié de Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses
relations d'amitié; il était né au milieu des puissants de ce monde. Un
tiers des personnages attachés à la cour et au gouvernement avaient été
amis de son père et l'avaient connu, lui, en brassières; le second tiers le
tutoyait; le troisième était composé «de ses bons amis»; par conséquent
il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous
forme d'emplois, de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient
négliger un des leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se donner
pour obtenir une place avantageuse; il ne s'agissait que d'éviter des
refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilités, ce qui lui était
facile à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu'on lui
refusât la place et le traitement dont il avait besoin. Qu'exigeait-il
d'extraordinaire? Il ne demandait que ce que ses contemporains

obtenaient, et se sentait aussi capable qu'un autre de remplir ces
fonctions.
On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et
aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans
son extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils noirs,
ses cheveux, son teint animé, dans l'ensemble de sa personne une
influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. «Ah!
Stiva! Oblonsky! le voilà!» s'écriait-on presque toujours avec un
sourire de plaisir quand on l'apercevait; et quoiqu'il ne résultât rien de
particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas
moins de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.
Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane
Arcadiévitch s'était acquis non seulement l'amitié, mais encore la
considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs aussi bien que
celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les
qualités qui lui valaient cette estime générale étaient: premièrement,
une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui
lui manquait à lui-même; secondement, un libéralisme absolu, non pas
le libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait
naturellement dans ses veines et le rendait également affable pour tout
le monde, à quelque condition qu'on appartint; et, troisièmement
surtout, une complète indifférence pour les affaires dont il s'occupait,
ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par conséquent de ne
pas se tromper.
En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement
accompagné du suisse qui portait son portefeuille, pour y revêtir son
uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de
service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire
respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se
rendre à sa place et s'assit, après avoir serré la main aux autres
membres du conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des
convenances et ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester
dans le
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 159
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.