avait placée la
veille, et prit deux bonbons qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir
ceux qu'elle préférait.
«C'est aussi pour Grisha? dit la petite.
--Oui, oui.» Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un
baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir.
«La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a là une
solliciteuse, ajouta-t-il.
--Depuis longtemps? demanda Stépane Arcadiévitch.
--Une petite demi-heure.
--Combien de fois ne t'ai-je pas ordonné de me prévenir
immédiatement.
--Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit
Matvei d'un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.
--Eh bien, fais vite entrer,» dit Oblonsky en fronçant le sourcil de dépit.
La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine, demandait une chose
impossible et qui n'avait pas le sens commun; mais Stépane
Arcadiévitch la fit asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment
et à qui il fallait s'adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle
écriture bien nette pour la personne qui pouvait l'aider. Après avoir
congédié la femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau
et s'arrêta en se demandant s'il n'oubliait pas quelque chose. Il n'avait
oublié que ce qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.
Sa belle figure prit une expression de mécontentement. «Faut-il ou ne
faut-il pas y aller?» se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix
intérieure lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il n'y avait que
fausseté et mensonge à attendre d'un rapprochement. Pouvait-il rendre
Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux
et incapable d'aimer?
«Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester
ainsi», se disait-il en s'efforçant de se donner du courage. Il se redressa,
prit une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la rejeta dans un
cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il ouvrit une
porte qui donnait dans la chambre de sa femme.
IV
Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir et entourée d'objets
jetés çà et là autour d'elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte; elle
avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant, mais jadis épais et
beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient
une expression d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son mari, elle se
tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le
trouble que lui causait cette entrevue si redoutée. Depuis trois jours elle
tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour aller se
réfugier chez sa mère, sentant qu'il fallait d'une façon quelconque punir
l'infidèle, l'humilier, lui rendre une faible partie du mal qu'il avait causé;
mais, tout en se répétant qu'elle le quitterait, elle n'en trouvait pas la
force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer de l'aimer et de le
considérer comme son mari. D'ailleurs elle s'avouait que si, dans sa
propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de ses cinq enfants,
ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le petit s'était déjà
ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et avait été souffrant à
cause d'un bouillon tourné; les autres s'étaient presque trouvés privés de
dîner la veille..... Et, tout en comprenant qu'elle n'aurait jamais le
courage de partir, elle cherchait à se donner le change en rassemblant
ses affaires.
En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et ne
leva la tête que lorsque son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu de
l'air sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage où se
peignaient la souffrance et l'indécision.
«Dolly!» dit-il doucement, d'un ton triste et soumis.
Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur
et de santé: «Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah
que cette bonté qu'on admire en lui me révolte!» Et sa bouche se
contracta nerveusement.
«Que me voulez-vous? demanda-t-elle sèchement.
--Dolly! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd'hui.
--Cela m'est fort indifférent; je ne puis la recevoir.
--Il le faut cependant, Dolly.
--Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!» cria-t-elle sans le
regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.
Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin
de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri
désespéré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta au gosier et
ses yeux se remplirent de larmes.
«Mon Dieu, qu'ai-je fait, Dolly? au nom de Dieu.» Il ne put en dire plus
long, un sanglot le prit à la gorge.
Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.
«Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf
années de ma vie ne peuvent-elles
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