Anie | Page 5

Hector Malot
dressant et en
renversant sa tête en arrière: évidemment il eut pu être redoutable pour
son adversaire, et, trapu comme il l'était, carré des épaules, solidement
assis sur de fortes jambes, âgé d'une trentaine d'années seulement, il eût
eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que
vigoureuse; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l'engager, se
contentant de répéter:
--C'est une lâcheté! Un collègue!
--Vous n'avez que ce que vous méritez, dit Morisette, M. Barincq vous
avait prévenu.
Spring seul n'avait pas bougé; quand il eut avalé le morceau qu'il était
en train de manger, il sortit à son tour de son bureau, vint à Barincq, et,
lui prenant la main, il la secoua fortement:

--All right, dit-il.
Aussitôt les autres employés suivirent cet exemple et vinrent serrer la
main de Barincq.
--N'étaient vos cheveux gris, disait Belmanières de plus en plus
exaspéré, je vous assommerais.
--Ne dites donc pas de ces choses-là, répondit Morisette, on sait bien
que vous n'avez envie d'assommer personne.
--Insulter, oui, dit Ladvenu; assommer, non.
--Vous êtes des lâches, vociféra Belmanières, de vous mettre tous
contre moi.
--Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant.
--Allons, gentilhomme, rapière au vent, cria Ladvenu.
Belmanières roulait des yeux furibonds, allant de l'un à l'autre,
cherchant une injure qui fût une vengeance; à la fin, n'en trouvant pas
d'assez forte, il ouvrit la porte avec fracas:
--Nous nous reverrons, s'écria-t-il en les menaçant du poing.
--Espérons-le, ô mon Dieu!
--Quel chagrin ce serait de perdre un collègue aimable comme vous!
--Tous nos respects.
--Prenez garde à l'escalier.
Ces mots tombèrent sur lui drus comme grêle avant qu'il eût fermé la
porte.
--Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq quand Belmanières
fut parti.

--C'est nous qui vous félicitons.
--En entendant parler ainsi de ma fille, je n'ai pas été maître de moi;
m'attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu'il me
blessait cruellement.
--Il le savait, soyez-en sûr, dit Jugu.
--Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu'il n'avait pas
cru que vous iriez jusqu'au coup de poing.
--Et voilà pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l'avoir
donné, dit Morisette, à qui ses fonctions et son âge conféraient une
sorte d'autorité; espérons que la leçon lui profitera.
--Si vous comptez là-dessus, vous êtes naïf, dit Ladvenu; le personnage
appartient à cette catégorie dont on rencontre des types dans tous les
bureaux, et qui n'ont d'autre plaisir que d'embêter leurs camarades;
celui-là nous a embêtés et nous embêtera tant que nous n'aurons pas, à
tour de rôle, usé avec lui du procédé de Mr Barincq.
--Moi, je n'approuve pas le coup de poing, dit Jugu.
--Elle est bien bonne.
--Je parle en me mettant à la place de Mr Barincq.
--J'aurais cru que c'était en vous mettant à celle de Belmanières.
--Expliquez-vous, philosophe.
--Ça agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son
bois.
Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos;
avant que le dernier eût frappé, tous les employés, même Spring,
étaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui
s'était remis au travail, pendant que Barnabé allumait un bec de gaz et
achevait son ménage à la hâte, pressé, lui aussi, de partir.

Il fut bientôt prêt.
--Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Barincq?
--Non; allez-vous-en, et dînez vite; si vous arrivez à la maison avant
moi, vous expliquerez à madame Barincq ce qui m'a retenu, et lui direz
qu'en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie.
--N'allez pas vous mettre en retard, au moins.
--Il n'y a pas de danger que je fasse ce chagrin à ma fille.

II
Il croyait avoir du travail pour trois quarts d'heure, en moins d'une
demi-heure il eut achevé son dessin, et quitta les bureaux à 7 heures et
demie. Comme avec les jarrets qu'il devait à son sang basque il pouvait
faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au
sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard
Poissonnière, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le
pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les
escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte.
C'est tout au haut que se trouve la rue de l'Abreuvoir, qui, entre des
murs soutenant le sol mouvant de jardins plantés d'arbustes, descend
par un tracé sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez
désert, assez sauvage pour qu'on se croie à cent lieues de Paris.
Cependant la grande ville est là, au-dessous, à quelques pas, tout autour
au loin, et quand on ne l'aperçoit pas par des échappées de vues
qu'ouvre tout à coup entre les maisons, une rue
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