Anie | Page 6

Hector Malot
faisant office de
télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond
comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les
apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur.
Dans un de ces jardins s'élèvent un long corps de bâtiment divisé en
une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées
quelques maisonnettes d'une simplicité d'architecture qui n'a de

comparable que celles qu'on voit dans les boîtes de jouets de bois pour
les enfants: un cube allongé percé de trois fenêtres au rez-de-chaussée,
au premier étage, un toit en tuiles, et c'est tout. Des bosquets de lilas les
séparent les unes des autres en laissant entre elles quelques
plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert
suivant les mouvements du terrain; chacune a son jardinet; toutes
jouissent d'un merveilleux panorama,--leur seul agrément; celui qui
détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à
gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris
que s'ils habitaient Rouen ou Orléans.
Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les
charmes de la vue n'étaient pour rien dans le choix que leur avaient
imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans
ressources, lorsqu'un ami que leur misère n'avait pas éloigné d'eux avait
offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans
l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle était leur détresse
qu'ils avaient accepté; au moins c'était un toit sur la tête; et, avec
quelques meubles sauvés du naufrage, ils s'étaient installés là, en
attendant, pour quelques semaines, quelques mois.
Semaines et mois s'étaient changés en années, et depuis plus de quinze
ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la
quitteraient jamais.
Et cependant, à mesure que le temps s'écoulait, les inconvénients de cet
isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le
père qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand
elle n'était qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isolés de Paris;
elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre,
bêcher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans
bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mère
la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune
ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau,
la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le
dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres maîtres; son
éducation se poursuivait sans qu'elle connût les tristesses et les dégoûts

de la pension ou du couvent.
Mais il était arrivé un moment où les leçons paternelles ne suffisaient
plus; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été
jusque-là agrément devint métier. Elle était entrée dans l'atelier Julian,
et chaque jour, par quelque temps qu'il fît, pluie, neige, verglas, elle
avait dû descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins
glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue était la
course, plus dure encore. Son père la conduisait d'une main, la couvrant
de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le
petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu'elle mangerait à
l'atelier: deux oeufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un
morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il
ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule.
Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec
des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de
Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant
par la séduction de ses vingt ans que par l'originalité de la tenue qu'elle
avait adoptée, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'énergie de la lui
interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le
noeud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un
gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait
reproché.
Sans doute, ce costume qui s'écartait des banalités de la mode était bien
original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait
passer nulle part inaperçue; mais comment le lui défendre! La mère
était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu'aucune fille n'était
comparable à la sienne; le père, ému. N'était-ce pas, en effet, à quelques
modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal? quand
il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher
avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son coeur
s'emplissait
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