Anie | Page 4

Hector Malot

Un rire courut dans toutes les cages.
Exaspéré, Belmanières se demanda manifestement s'il devait assommer
Jugu; seulement la réplique qu'il fallait pour cela ne lui vint pas à
l'esprit; après un moment d'attente il se dirigea vers la porte avec
l'intention de sortir; mais, rageur comme il l'était, il ne pouvait pas
abandonner ainsi la partie; on l'accuserait de lâcheté, on se moquerait

de lui lorsqu'il ne serait plus là; il revint donc sur ses pas:
--Certainement j'aurais été déplacé dans les salons de M. et madame
Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur; mais il n'en
eût pas été de même de M. Jugu; et assurément quand Barnabé, qui va
ce soir faire fonction d'introducteur des ambassadeurs, aurait annoncé
de sa belle voix enrouée: «M. Jugu» il y aurait eu sensation dans les
salons, comme il convient pour l'entrée d'un gentleman aussi pourri de
chic, aussi pschut; sans compter que ce haut personnage pouvait faire
un mari pour mademoiselle de Saint-Christeau.
--Monsieur, dit Barincq d'une voix de commandement, je vous défends
de mêler ma fille à vos sornettes.
--Vous n'avez rien à me défendre ni à m'ordonner; et le ton que vous
prenez n'est pas ici à sa place. Peut-être était-il admissible quand vous
étiez M. de Saint-Christeau; mais maintenant que vous avez perdu
votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le père
Barincq, employé de l'office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est
ridicule avec un camarade qui est votre égal. Quant à votre fille, j'ai le
droit de parler d'elle, de la juger, de la critiquer, même de me ficher
d'elle...
--Monsieur!
--Oui, mon bonhomme, de me ficher d'elle, de la blaguer.... puisqu'elle
est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos
malheurs, on laisse sa fille fréquenter l'atelier Julian, et exposer au
Salon des petites machines pas méchantes du tout, pour lesquelles on
mendie une récompense de tous les côtés, on n'a pas de ces fiertés-là.
--Taisez-vous; je vous dis de vous taire.
L'accent aurait dû avertir Belmanières qu'il serait sage de ne pas
continuer; mais, avec le rôle de provocateur qu'il prenait à chaque
instant, obéir à cette injonction eût été reculer et abdiquer; d'ailleurs
une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire.

--Non, je ne me tairai pas, dit-il; non, non.
--Vous nous ennuyez, cria Morisette.
--Raison de plus pour que je continue; il est 6 heures 52 minutes, vous
en avez encore pour huit minutes, puisqu'il n'y en a pas un seul de vous
assez résolu pour déguerpir avant que 7 heures n'aient sonné. C'est Anie,
n'est-ce pas, qu'elle se nomme votre fille, monsieur Barincq?
Barincq ne répondit pas.
--En voilà un drôle de nom. Vous vous êtes donc imaginé, quand vous
le lui avez donné, que c'est commode un nom qui commence par Anie.
Anie, quoi? Anisette? Alors ce serait un qualificatif de son caractère.
Ou bien Anicroche qui serait celui de son mariage.
--Il y a encore autre chose qui commence par ani, interrompit un
employé qui n'avait encore rien dit.
--Quoi donc?
--Il y a animal qui est votre nom à vous.
--Monsieur Ladvenu, vous êtes un grossier personnage.
--Vraiment?
--Il y a aussi animosité, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre
nature; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les
provoquer ainsi à tout bout de champ; c'est insupportable d'avoir à subir
tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-être spirituelles,
mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides.
Précisément parce que tout le monde était contre lui, Belmanières
voulut faire tête:
--Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idée avec
l'obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaître qu'ils sont dans
une mauvaise voie; et c'est pour cela que je regrette de n'avoir pas été

invité rue de l'Abreuvoir, j'aurais été curieux de voir une jeune
personne qui se coiffe d'un béret bleu quand elle va à son atelier, ce qui
indique tout de suite du goût et de la simplicité, manoeuvrer ce soir
pour pêcher un mari...
Brusquement la porte de Barincq s'ouvrait, et, avant que Belmanières
revenu de sa surprise eût pu se mettre sur la défensive, il reçut en pleine
figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu.
--Je vous avais dit de vous taire, s'écria Barincq.
Tous les employés sortirent précipitamment dans le passage, et, avant
que Belmanières ne se fût relevé, se placèrent entre Barincq et lui.
Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanières n'ayant
évidemment pas plus envie de rendre la correction qu'il avait reçue que
Barincq de continuer celle qu'il avait commencée.
--C'est une lâcheté, hurlait Belmanières, entre collègues! entre
collègues! sans prévenir.
Et du bras, mais à distance, il menaçait ce collègue, en se
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