Anie | Page 3

Hector Malot
lui laissait pas
une minute de sécurité; un autre que lui fût peut-être arrivé à ce résultat
avec de la douceur et de l'adresse, mais étant naturellement grincheux,

malveillant et brutal, il n'avait trouvé comme moyen de se protéger que
la grossièreté; la réplique du caissier l'exaspéra d'autant plus qu'elle fut
saluée par un éclat de rire général auquel Spring seul ne prit pas part.
Mais l'amitié ou la bienveillance n'était pour rien dans cette abstention,
et si Spring ne riait pas comme ses camarades de la réponse de
Morisette, et surtout de la mine furieuse de Belmanières, c'est qu'il était
absorbé dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. A peine le
patron avait-il été emballé dans l'omnibus, comme disait Barnabé, que
Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tiré tout un
attirail de cuisine: une lampe à alcool, un petit plat en fer battu, une
fiole d'huile, du sel, du poivre, une côtelette de porc frais enveloppée
dans du papier et un morceau de pain; la lampe allumée, il avait posé
dessus son plat après avoir versé dedans un peu d'huile, et maintenant il
attendait qu'elle fût chaude pour y tremper sa côtelette; que lui
importait ce qui se disait et se faisait autour de lui? Il était tout à son
dîner.
Ce fut sur lui que Belmanières voulut passer sa colère.
--Encore les malpropretés anglaises qui commencent, dit-il en venant
appuyer son front contre le grillage de Spring.
--Ce n'était pas des malpropretais, dit celui-ci froidement avec son
accent anglais.
--Pour le nez à vo, répondit Belmanières en imitant un instant cet accent,
mais pour le nez à moa; et je dis qu'il est insupportable que le mardi et
le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine.
--Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer
dîner chez moi, puisque je travaille dans ce quartier.
--Vous ne pouvez pas dîner comme tout le monde au restaurant?
--No.
L'énergie de cette réplique contrastait avec l'apparente insignifiance de

la question de Belmanières, et elle expliquait tout un côté des habitudes
mystérieuses de Spring obsédé par une manie qui lui faisait croire que
la police russe voulait l'empoisonner. Pourquoi? Pourquoi la police
russe poursuivait-elle un sujet anglais? Personne n'en savait rien. Rares
étaient ceux à qui il avait fait des confidences à ce sujet, et jamais elles
n'avaient été jusqu'à expliquer les causes de la persécution dont il était
victime; mais enfin cette persécution, évidente pour lui, l'obligeait à
toutes sortes de précautions. C'était pour lui échapper qu'il avait
successivement fui tous les pays qu'il avait habités: Odessa, Gènes,
Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que
maintenant à Paris il déménageait tous les mois pour dépister les
mouchards, passant de Montrouge à Charonne, des Ternes, à la
Maison-Blanche. Et c'était aussi parce qu'il se sentait enveloppé par
cette surveillance, qu'il ne mangeait que les aliments qu'il avait
lui-même préparés, convaincu que s'il entrait dans un restaurant, un
agent acharné à sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette
ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les
gouvernements ont le secret.
--Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas dîner au
restaurant? demanda Belmanières pour exaspérer Spring.
--Je sais ce que je sais.
--Alors, vous savez que vous êtes toqué.
--Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas.
Une voix sortit de la cage située près de la porte, celle de Barincq:
--Mr Spring a raison, chacun ses idées.
--Quand elles sont cocasses, on peut bien en rire sans doute.
--Riez-en tout bas.
--Ne perdez donc pas votre temps à faire le Don Quichotte gascon;
vous n'aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard à votre

soirée.
Abandonnant la cage de Spring, Belmanières vint se camper au milieu
du passage:
--Dites donc, messieurs, vous savez que c'est aujourd'hui que Mr
Barincq donne à danser dans les salons de la rue de l'Abreuvoir? Une
soirée dansante rue de l'Abreuvoir, à Montmartre, dans les salons de Mr
Barincq, autrefois inventeur de son métier, présentement dessinateur de
l'office Chaberton, en voilà encore une idée cocasse: «Mr et Mme
Barincq de Saint-Christeau prient M*** de leur faire l'honneur de venir
passer la soirée chez eux le mardi 4 avril à 9 heures. On dansera.» Non,
vous savez, ce que c'est drôle; c'est à se rouler.
--Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ça; ne
vous gênez pas.
--Barnabé, balayez donc une place pour que M. Belmanières puisse se
rouler.
--Pourquoi ne nous avez-vous pas invités? demanda Belmanières sans
répondre directement.
--On ne pouvait pas vous inviter, vous? répondit l'employé au
contentieux qui jusque-là n'avait rien dit, occupé qu'il était à cirer ses
souliers.
--Parce que, monsieur Jugu?
--Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manières.
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