Anie | Page 2

Hector Malot
ou moins vagues qu'il lui explique, ou Mr Spring préparer
devant lui les pièces si importantes des patentes anglaises; car, dans
l'Office cosmopolitain, on opère sous l'oeil du client; c'est même là une
des spécialités de la maison, grâce à Mr Spring qui écrit avec une égale
facilité le français, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, ayant roulé
par tous les pays avant de venir échouer boulevard Bonne-Nouvelle; et
aussi, grâce à Mr Barincq qui sait en quelques coups de crayon bâtir un
rapide croquis.
Après une journée bien remplie qui n'avait guère permis aux employés
de respirer, les bureaux commençaient à se vider; il était six heures
vingt-cinq minutes, et les clients qui tenaient à voir Mr Chaberton
lui-même savaient par expérience que, quand la demie sonnerait, il
sortirait de son cabinet, sans qu'aucune considération pût le retenir une
minute de plus, ayant à prendre au passage l'omnibus du chemin de fer
pour s'en aller à Champigny, où, hiver comme été, il habite une vaste
propriété dans laquelle s'engloutit le plus gros de ses bénéfices.
Bien que la besogne du jour fût partout achevée, et que Barnabé fût
déjà revenu de la poste où il avait été porter le courrier, les employés,
derrière leurs grillages, paraissaient tous appliqués au travail: le patron
allait passer en jetant de chaque côté des regards circulaires, et il ne
fallait pas qu'il pût s'imaginer qu'on ne ferait rien après son départ.
Quand le coup de la demie frappa, il ouvrit la porte de son cabinet, et
apparut coiffé d'un chapeau rond, portant sur le bras un pardessus dont
la boutonnière était décorée d'une rosette multicolore, sa canne à la
main; un client misérablement vêtu le suivait et le suppliait.
--Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.
--C'est ce que je fais, monsieur.
En effet, posté dans l'embrasure d'une fenêtre, le garçon de bureau ne
quittait pas des yeux la chaussée, qu'il découvrait au loin jusqu'à la
descente du boulevard Montmartre, son regard passant librement à
travers les branches des marronniers et des paulownias qui
commençaient à peine à bourgeonner.

Cependant le client, sans lâcher M. Chaberton, manoeuvrait de façon à
lui barrer le passage.
--Tâchez donc, disait-il, de m'obtenir cinq mille francs de MM. Strifler;
ils gagnent plus de cinq cent mille francs par an avec mes brevets; ils
peuvent bien faire cela pour celui qui les leur a vendus.
--Ils répondent qu'ils ont fait plus qu'ils ne devaient.
--Ce n'est pas à vous qu'ils peuvent dire cela; vous qui avez vu comme
ils m'ont saigné à blanc; qu'ils m'abandonnent ces cinq mille francs, et
je renonce à toute autre réclamation; c'est plus d'un million que je
sacrifie.
--Monsieur Barincq, interrompit le directeur, où en est votre bois pour
le journal?
--J'avance, monsieur.
--Il faut qu'il soit fini ce soir.
--Je ne partirai pas sans qu'il soit terminé.
--Je compte sur vous.
--Avec ces cinq mille francs, continuait le client, j'achève mon appareil
calorimétrique, qui sera certainement la plus importante de mes
inventions; son influence sur les progrès de notre artillerie peut être
considérable: ce n'est pas seulement un intérêt égoïste qui est en jeu, le
mien, que vous m'avez toujours vu prêt à sacrifier, c'est aussi un intérêt
patriotique.
--Vous vous ferez sauter, mon pauvre monsieur Rufin, avec vos
expériences sur les pressions des explosifs en vases clos.
--C'est bien de cela que j'ai souci!
--L'omnibus! cria le garçon de bureau.

Mr Chaberton se dirigea vivement vers la porte, accompagné de son
client, et le silence s'établit dans les bureaux, comme si les employés
attendaient un retour possible, quelque invraisemblable qu'il fût.
--Emballé, le patron! cria Barnabé resté à la fenêtre.
Mais tout à coup il poussa un cri de surprise.
--Qu'est-ce qu'il y a?
--Le vieux Rufin monte avec lui pour le raser jusqu'à la gare.
Alors, instantanément, au silence succéda un brouhaha de voix et un
tapage de pas, que dominait le chant du coq, poussé à plein gosier par
l'employé chargé de la correspondance.
--Taisez-vous donc, monsieur Belmanières, dit le caissier en venant sur
le seuil de la pièce qu'il occupait seul, on ne s'entend pas.
--Tant mieux pour vous.
--Parce que? demanda le caissier qui était un personnage grave, mais
simple et bon enfant.
--Parce que, mon cher monsieur Morisette, si vous dîtes des bêtises,
comme cela vous arrive quelquefois, on ne se fichera pas de vous.
Morisette resta un moment interloqué, se demandant évidemment s'il
convenait de se fâcher, et cherchant une réplique.
--Ah! que vous êtes vraiment le bien nommé, dit-il enfin après un
temps assez long de réflexion.
C'était précisément parce qu'il s'appelait Belmanières que l'employé de
la correspondance affectait l'insolence avec ses camarades, cherchant
en toute occasion et sans motif à les blesser, afin qu'ils n'eussent pas la
pensée de faire allusion à son nom, dont le ridicule ne
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