tellement intimidé qu'il se cacha dans les buissons. Elle arriva tout
auprès de lui sans s'apercevoir de sa présence, et se mit à chercher d'autres fleurs. Elle
erra ainsi pendant près d'un quart d'heure, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant,
explorant tous les brins d'herbe de la prairie et s'emparant des moindres fleurettes.
Chaque fois qu'elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que
baignait la rivière, et plantait son bouquet dans le sable humide pour l'empêcher de se
faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea
les tiges à plusieurs reprises dans le courant de l'eau pour en ôter le sable, les enveloppa
de larges feuilles de nymphoea pour en conserver la fraîcheur, et, après avoir rattaché son
petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie.
André n'osa pas la suivre; il craignit d'avoir été aperçu et de l'avoir mise en fuite. Il espéra
qu'elle reviendrait, mais elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Prés-Girault
pendant toute la belle saison. L'hiver vint, et, à chaque fleur que le froid moissonna,
André perdit l'espérance de voir revenir sa belle chercheuse de bleuets.
Mais cette matinée romanesque avait suffi pour le rendre amoureux. Il en devint maigre à
faire trembler, et son père, qui jusque-là avait craint de lui voir chercher ses distractions
dans les villes environnantes, fut assez inquiet de sa mélancolie pour l'engager à courir un
peu les bals et les divertissements de la province.
André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne se renfermait pas
dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades solitaires; néanmoins il chercha son
inconnue dans les fêtes et dans les réunions d'alentour. Ce fut en vain: toutes les femmes
qu'il vit lui semblèrent si inférieures à son inconnue, que, sans le gant qu'il avait trouvé, il
aurait pris toute cette aventure pour un rêve.
Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie comme dans un
fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles à toutes les séductions de l'oubli. Il
aurait pu trouver une femme plus belle que son idéale, mais elle l'avait fasciné. C'était la
première, et par conséquent la seule dans son imagination. Il s'obstina à croire que sa
destinée était d'aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour qu'il en gardât
l'empreinte dans son âme et lui restât fidèle jusqu'au jour où elle lui serait rendue. C'est
ainsi que nous nous faisons nous-mêmes les ministres de la fatalité.
Ce fut surtout vers la petite ville de L..... qu'il dirigea ses recherches. Mais en vain il vit
pendant plusieurs dimanches, l'élite de la société se rassembler dans un salon de
bourgeoises précieuses et beaux-esprits, il n'y trouva pas celle qu'il cherchait. Ce qui
rendait cette découverte bien plus difficile, c'est que, par suite d'un sentiment appréciable
seulement pour ceux qui ont nourri leurs premières amours de rêveries romanesques,
André ne put jamais se décider à parler à qui que ce fût de la rencontre qu'il avait faite et
de l'impression qu'il en avait gardée. Il aurait cru trahir une révélation divine, s'il eût
confié son bonheur et son angoisse à des oreilles profanes. Or, il est bien certain qu'il
n'avait aucun ami qui lui ressemblât, et que tous ses jeunes compatriotes se fussent
moqués de sa passion, sans en excepter Joseph Marteau, celui qu'il estimait le plus.
Joseph Marteau était fils d'un brave notaire de village. Dans son enfance il avait été le
camarade d'André, autant qu'on pouvait être le camarade de cet enfant débile et taciturne.
Joseph était précisément tout l'opposé: grand, robuste, jovial, insouciant, il ne
sympathisait avec lui que par une certaine élévation de caractère et une grande loyauté
naturelle. Ces bons côtés étaient d'autant plus sensibles que l'éducation n'avait guère rien
fait pour les développer. Le manque d'instruction solide perçait dans la rudesse de ses
goûts. Étranger à toutes les délicatesses d'idées qui caractérisaient le jeune marquis, il y
suppléait par une conversation enjouée. Sa bonne et franche gaieté lui inspirait de l'esprit,
ou au moins lui en tenait lieu, et il était la seule personne au monde qui pût faire rire le
mélancolique André.
Depuis deux ou trois ans il était établi dans la ville de L.... avec sa famille, et fréquentait
peu le château de Morand; mais le marquis, effrayé de la langueur de son fils, alla le
trouver, et le pria de venir de temps en temps le distraire par son amitié et sa bonne
humeur. Joseph aimait André comme un écolier vigoureux aime l'enfant souffreteux et
craintif qu'il protège contre ses camarades. Il ne comprenait rien à ses ennuis; mais il
avait assez de délicatesse pour ne pas les froisser par
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