Andre | Page 7

George Sand
des railleries trop dures. Il le
regardait comme un enfant gâté, ne discutait pas avec lui, ne cherchait pas à le consoler,
parce qu'il ne le croyait pas réellement à plaindre, et ne s'occupait qu'à l'amuser, tout en
s'amusant pour son propre compte. Sans doute André ne pouvait pas avoir d'ami plus utile.
Il le retrouva donc avec plaisir, et, confié par son père à ce gouverneur de nouvelle espèce,
il se laissa conduire partout où le caprice de Joseph voulut le promener.
Celui-ci commença par décréter que, vivant seul, André ne pouvait être amoureux. André
garda le silence. Joseph reprit en décidant qu'il fallait qu'André devînt amoureux. André
sourit d'un air mélancolique. Joseph conclut en affirmant que parmi les demoiselles de la
ville il n'y en avait pas une qui eût le sens commun; que ces précieuses étaient propres à
donner le spleen plutôt qu'à l'ôter; qu'il n'y avait au monde qu'une espèce de femmes
aimables, à savoir, les grisettes, et qu'il fallait que son ami apprit à les connaître et à les

apprécier, ce à quoi André se résigna machinalement.

III.
Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie où la beauté semble
s'être exclusivement logée dans la classe des jeunes ouvrières. Quiconque a passé
vingt-quatre heures dans la petite ville de L...., en France, peut attester la rare gentillesse
et la coquetterie sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne mit
au jour de plus riches couvées d'oisillons espiègles et jaseurs; jamais souffle du printemps
ne joua dans les prés avec plus de fleurettes brillantes et légères. La ville de L....
s'enorgueillit à bon droit de l'éclat de ses filles, et de plus de vingt lieues à la ronde les
galants de tous les étages viennent risquer leur esprit et leurs prétentions dans ces bals
d'artisans où, chaque dimanche, plus de deux cents petites commères étalent sous les
quinquets leurs robes blanches, leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose.
Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et vivre toutes ces
fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guère expliquer sans avouer que ces dames aiment
beaucoup la toilette, et qu'elles ont bien raison.
Quoi qu'il en soit, les méchants et les méchantes vont s'étonnant du grand nombre
d'artisanes (c'est un mot du pays que je demande la permission d'employer) qui
réussissent à vivre dans une aussi petite ville; mais les gens de bien ne s'en étonnent pas:
ils comprennent que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire qu'elle
doit préférer à tout autre séjour; ils savent en outre que la jeunesse et la santé s'alimentent
sobrement et peuvent briller sous les plus modestes atours.
Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-être en France la beauté n'a plus de droits
et de franchises que dans ce petit royaume, et que nulle part ses privilèges ne dégénèrent
moins en abus. L'indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les
divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles exercent une puissance
réelle dans leur Yvetot, et cette espèce de ligue contre l'influence féminine des autres
classes établit entre elles un esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés.
Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien gardé pour ne pas
faire le tour de la ville en une heure, du moins y a-t-il une barrière que ce secret ne
franchit pas aisément. Là où cesse l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au
petit plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut égayer ou attendrir
longtemps la foule de ses pareilles avant d'être livrée au dédaigneux sourire des bas-bleus
de l'endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d'alentour.
Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de femmes mérite assez
d'hommages pour accaparer ceux de toutes les classes d'hommes: aussi voit-on rarement
une belle artisane être farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité
serait presque ridicule dans un pays où la galanterie n'a pas encore mis à la porte toute
naïveté de sentiment, et où l'on voit plus d'une amourette s'élever jusqu'à la passion. Ainsi
une jeune fille y peut, sans se compromettre, agréer les soins d'un homme libre et ne pas

désespérer de l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut
espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec un troisième, si sa
beauté ne s'est pas trop flétrie dans l'attente illimitée du noeud conjugal.
A part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en petit nombre, les
jeunes ouvrières de L... sont généralement pourvues chacune d'un favori choisi entre dix,
et fort envié de
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