Aline et Valcour, tome I | Page 8

D.A.F. de Sade
plus grand; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué; né à Paris dans le sein du luxe et de l'abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons; je le crus, parce qu'on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère; il semblait que tout d?t me céder, que l'univers entier d?t flatter mes caprices, et qu'il n'appartenoit qu'à moi seul et d'en former et de les satisfaire; je ne vous rapporterai qu'un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux principes qu'on laissait germer en moi avec tant d'ineptie.
Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait l'honneur d'appartenir, et qui se trouvait à-peu-près de mon age, on s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance, je pus retrouver son appui dans tous les instans de ma vie; mais ma vanité du moment, qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose, et plus encore de ce qu'à de très-grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par des coups très-multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtat, et sans qu'autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me séparer de mon adversaire.
Ce fut à peu près vers ce tems que mon père fut employé dans les négociations; ma mère l'y suivit, et je fus envoyé chez une grand'-mère en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d'avouer. Je revins faire mes études à Paris, sous la conduite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit, bien propre sans doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas assez long-temps. La guerre se déclara: empressé de me faire servir, on n'acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j'étais employé, dans l'age où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu'à l'académie.
Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de nos principes modernes, puisse-t-on voir que l'objet essentiel n'est pas d'avoir de très-jeunes militaires, mais d'en avoir de bons; et qu'en suivant le préjugé actuel, il est parfaitement impossible que cette classe de citoyens si utile puisse jamais être parfaite, tant qu'il ne s'agira que d'y entrer jeune, sans savoir si l'on a ce qu'il faut pour y être admis, et sans comprendre qu'il est impossible de posséder les vertus nécessaires dès qu'on ne donnera pas aux jeunes aspirans la possibilité de les acquérir par une éducation longue et parfaite.
Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette ame de feu que j'avais re?ue de la nature, ne prêtait qu'un plus grand degré de force et d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui fut nécessaire à notre état.
Notre régiment écrase dans l'avant-dernière campagne de cette guerre, fut envoyé dans une garnison en Normandie; c'est-là que commence la première partie de mes malheurs.
Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année; perpétuellement entra?né jusqu'alors par les travaux de Mars, je n'avais ni connu mon coeur, ni soup?onné qu'il p?t être sensible; Adéla?de de Sainval, fille d'un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bient?t me convaincre, que tous les feux de l'amour devaient embraser aisément une ame telle que la mienne; et que s'ils n'y avaient pas éclaté jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adéla?de; ce n'etoit qu'un seul genre de beauté qui devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon ame, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolatre en vous. Je l'aimais, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui avoit des rapports avec vous; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime de mon inconstance.
L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une ma?tresse, et de ne la regarder malheureusement que comme une espèce de divinité qu'on déifie par désoeuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus d'abord de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adéla?de; la manière dont je l'en assurai, la persuada; elle exigea des sermens, je lui en fis; elle voulut des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la tromper. A l'abri des reproches de son coeur, se croyant peut-être même innocente, parce qu'elle couvrait sa faiblesse de tout ce
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 69
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.