Aline et Valcour, tome I | Page 7

D.A.F. de Sade
est devenu tout de suite son argument indestructible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des qualités (comme si son orgueil e?t été désolé d'un aveu qu'il lui était impossible de ne pas faire), il s'est rejeté d'abord sur vos défauts, et celui qu'il vous reproche, avec le plus d'amertume, est le manque d'ambition, la nonchalance étonnante dont vous êtes pour votre fortune et le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de quitter si jeune le service. A cela, ma mère a voulu opposer vos talens, votre amour pour les lettres, qui absorbant tout autre go?t, vous a, pour ainsi dire, isolé, afin d'étudier plus à l'aise. Ici, le Président, ennemi capital de tout ce qui s'appelle _beaux-arts_, s'est enflammé de nouveau.... ?Et que font ces misères là au bonheur de la vie? Madame, a-t-il répliqué avec humeur, avez-vous vu depuis que vous existez, les arts, ou même les sciences faire la fortune d'un seul homme?... Pour moi, je ne l'ai pas vu: ce n'est plus, comme autrefois, avec une hypothèse, un syllogisme, un sonnet ou un madrigal, qu'on se produit dans le monde, et qu'on parvient à tout; les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les Descartes ne rencontrent plus de Christines. C'est de l'argent, Madame, c'est de l'argent qu'il faut. Telle est la seule clef des places et des honneurs, et votre cher Valcour n'en a point. Jeune, de l'esprit, _une sorte de mérite_.... Remarquez, mon ami, la petite joie vaine avec laquelle il a bien voulu vous accorder _une sorte de mérite_.... Avec cet avantage, a-t-il continué, que ne s'avan?ait-il? Le temple de la Fortune est ouvert à tout le monde; il ne s'agit que de ne pas se laisser repousser par la foule qui vous coudoie, et qui veut y arriver avant vous.... A trente ans, avec de la figure, le nom qu'il porte, et les alliances qu'il peut réclamer, il serait aujourd'hui maréchal-de-camp, s'il l'e?t voulu.?
Oh! mon ami, je vous en demande pardon; mais ces reproches ne sont-ils pas mérités? N'imaginez pas que mon coeur vous les fasse. Que ne suis-je ma?tresse de ma main! Que ne puis-je vous prouver à l'instant combien ces préjugés sont vils à mes yeux; mais, mon ami, cent fois vous me l'avez dit vous-même, la considération est nécessaire dans le monde, et si ce public est assez injuste pour ne vouloir l'accorder qu'aux honneurs, l'homme sage qui con?oit l'impossibilité de vivre sans elle, doit donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.
Ne seroit-il pas entré un peu de dégo?t, un peu de misanthropie dans cette insouciance qui vous est reprochée? Je veux que vous m'éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous justifiant; songez que vous parlez à la meilleure amie de votre coeur.
* * * * *
LETTRE CINQUIèME.
_Valcour à Aline_.
12 Juin.
Oui, mon Aline, j'ai tort, et vous me le faites sentir; la confiance est la plus douce preuve de l'amour, et j'ai l'air de vous l'avoir refusée, en ne vous racontant pas les malheurs de ma vie; mais ce silence de ma part, depuis le temps que je vous connais, a sa source dans deux principes que vous ne blamerez pas: la crainte de vous ennuyer par des récits qui n'intéressent que moi, et la vanité qui souffre à les faire. On voudrait s'élever sans cesse aux yeux de ce qu'on aime, et l'on se tait quand ce qu'on peut dire de soi, n'a rien qui doive nous flatter. Si le sort m'e?t lié avec toute autre, peut-être eusse-je eu moins d'orgueil; mais vous s?tes m'en inspirer tant, dès que je crus vous avoir rendu sensible, que vous me f?tes, dès ce moment, rougir de moi-même et de mon audace à placer dans vos fers un esclave aussi peut fait pour vous. Je me sentais si loin de ce qu'il fallait être pour vous mériter, et j'aimai mieux vous laisser croire que j'en étais digne, que de vous montrer votre erreur.--Maintenant vous exigez des aveux que je voulais taire; ne vous en prenez qu'à vous, s'il s'y rencontre des motifs de me moins estimer, et que ma franchise ou mon obéissance me fasse retrouver dans votre coeur ce que la vérité m'y fera perdre. Toutes mes fautes précèdent l'instant où je vous ai vue pour la première fois. Hélas! c'est mon unique excuse; je n'ai plus connu que l'amour et la vertu depuis cette heureuse époque, et comment eusse-je osé depuis souiller par des écarts le coeur où régnait votre image?
HISTOIRE DE VALCOUR.
Je vous parlerai peu de ma naissance; vous la connaissez: je ne vous entretiendrai que des erreurs où m'a conduit l'illusion d'une vaine origine dont nous nous enorgueillissons presque toujours avec d'autant moins de motifs, que ce bienfait n'est d? qu'au hasard.
Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume avait de
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