Ainsi Parlait Zarathoustra | Page 8

Friedrich Wilhelm Nietzsche
esprit patient et respectueux. En vérité, c'est là un
acte féroce, pour lui, et le fait d'une bête de proie.
Il aimait jadis le "Tu dois" comme son bien le plus sacré: maintenant il
lui faut trouver l'illusion et l'arbitraire, même dans ce bien le plus sacré,
pour qu'il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté: il
faut un lion pour un pareil rapt.
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l'enfant que le lion ne
pouvait faire? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant?
L'enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui
roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte
affirmation: l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a

perdu le monde veut gagner son propre monde.
Je vous ai nommé trois métamorphoses de l'esprit: comment l'esprit
devient chameau, comment l'esprit devient lion, et comment enfin le
lion devient enfant. -
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville
qu'on appelle: la Vache multicolore.

DES CHAIRES DE LA VERTU
On vantait à Zarathoustra un sage que l'on disait savant à parler du
sommeil et de la vertu, et, à cause de cela, comblé d'honneurs et de
récompenses, entouré de tous les jeunes gens qui se pressaient autour
de sa chaire magistrale. C'est chez lui que se rendit Zarathoustra et,
avec tous les jeunes gens, il s'assit devant sa chaire. Et le sage parla
ainsi:
Ayez en honneur le sommeil et respectez-le! C'est la chose première. Et
évitez tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit!
Le voleur lui-même a honte en présence du sommeil. Son pas se glisse
toujours silencieux dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et
impudemment il porte son cor.
Ce n'est pas une petite chose que de savoir dormir: il faut savoir veiller
tout le jour pour pouvoir bien dormir.
Dix fois dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même: c'est la
preuve d'une bonne fatigue et c'est un pavot pour l'âme.
Dix fois il faut te réconcilier avec toi-même; car s'il est amer de se
surmonter, celui qui n'est pas réconcilié dort mal.
Il te faut trouver dix vérités durant le jour; autrement tu chercheras des
vérités durant la nuit et ton âme restera affamée.
Dix fois dans la journée il te faut rire et être joyeux: autrement tu seras
dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l'affliction.
Peu de gens savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour bien
dormir. Porterai-je un faux témoignage? Commettrai-je un adultère?
Convoiterai-je la servante de mon prochain? Tout cela s'accorderait mal
avec un bon sommeil.
Et si l'on possède même toutes les vertus, il faut s'entendre à une chose:
envoyer dormir à temps les vertus elles-mêmes.
Il ne faut pas qu'elles se disputent entre elles, les gentilles petites
femmes! et encore à cause de toi, malheureux!

Paix avec Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et paix
encore avec le diable du voisin. Autrement il te hantera de nuit.
Honneur et obéissance à l'autorité, et même à l'autorité boiteuse! Ainsi
le veut le bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à marcher
sur des jambes boiteuses?
Celui qui mène paître ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour
moi le meilleur berger: ainsi le veut le bon sommeil.
Je ne veux ni beaucoup d'honneurs, ni de grands trésors: cela fait trop
de bile. Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.
J'aime mieux recevoir une petite société qu'une société méchante:
pourtant il faut qu'elle arrive et qu'elle parte au bon moment: ainsi le
veut le bon sommeil.
Je prends grand plaisir aussi aux pauvres d'esprit: ils accélèrent le
sommeil. Ils sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours
raison.
Ainsi s'écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me garde
bien d'appeler le sommeil! Il ne veut pas être appelé, lui qui est le
maître des vertus!
Mais je pense à ce que j'ai fait et pensé dans la journée. En ruminant
mes pensées je m'interroge avec la patience d'une vache, et je me
demande: quelles furent donc tes dix victoires sur toi-même?
Et quels furent les dix réconciliations, et les dix vérités, et les dix éclats
de rire dont ton coeur s'est régalé?
En considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain le sommeil
s'empare de moi, le sommeil que je n'ai point appelé, le maître des
vertus.
Le sommeil me frappe sur les yeux, et mes yeux s'alourdissent. Le
sommeil me touche la bouche, et ma bouche reste ouverte.
En vérité, il se glisse chez moi d'un pied léger, le voleur
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