Ainsi Parlait Zarathoustra | Page 9

Friedrich Wilhelm Nietzsche
que je préfère,
il me vole mes pensées: j'en reste là debout, tout bête comme ce
pupitre.
Mais je ne suis pas debout longtemps que déjà je m'étends. -
Lorsque Zarathoustra entendit ainsi parler le sage, il se mit à rire dans
son coeur: car une lumière s'était levée en lui. Et il parla ainsi à son
coeur et il lui dit:
Ce sage me semble fou avec ses quarante pensées: mais je crois qu'il
entend bien le sommeil.

Bienheureux déjà celui qui habite auprès de ce sage! Un tel sommeil est
contagieux, même à travers un mur épais.
Un charme se dégage même de sa chaire magistrale. Et ce n'est pas en
vain que les jeunes gens étaient assis au pied du prédicateur de la vertu.
Sa sagesse dit: veiller pour dormir. Et, en vérité, si la vie n'avait pas de
sens et s'il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là me
semblerait le plus digne de mon choix.
Maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsque
l'on cherchait des maîtres de la vertu. C'est un bon sommeil que l'on
cherchait et des vertus couronnées de pavots!
Pour tous ces sages de la chaire, ces sages tant vantés, la sagesse était le
sommeil sans rêve: ils ne connaissaient pas de meilleur sens de la vie.
De nos jours encore il y en a bien quelques autres qui ressemblent à ce
prédicateur de la vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes que lui:
mais leur temps est passé. Ils ne seront pas debout longtemps que déjà
ils seront étendus.
Bienheureux les assoupis: car ils s'endormiront bientôt. -
Ainsi parlait Zarathoustra.

DES HALLUCINÉS DE L'ARRIÈRE-MONDE
Un jour Zarathoustra jeta son illusion par delà les hommes, pareil à
tous les hallucinés de l'arrière-monde. L'oeuvre d'un dieu souffrant et
tourmenté, tel lui parut alors le monde.
Le monde me parut être le rêve et l'invention d'un dieu; semblable à des
vapeurs coloriées devant les yeux d'un divin mécontent.
Bien et mal, et joie et peine, et moi et toi, - c'étaient là pour moi des
vapeurs coloriées devant les yeux d'un créateur. Le créateur voulait
détourner les yeux de lui-même, - alors, il créa le monde.
C'est pour celui qui souffre une joie enivrante de détourner les yeux de
sa souffrance et de s'oublier. Joie enivrante et oubli de soi, ainsi me
parut un jour le monde.
Ce monde éternellement imparfait, image, et image imparfaite, d'une
éternelle contradiction - une joie enivrante pour son créateur imparfait:
tel me parut un jour le monde.
Ainsi, moi aussi, je jetai mon illusion par delà les hommes, pareil à tous
les hallucinés de l'arrière-monde. Par delà les hommes, en vérité?
Hélas, mes frères, ce dieu que j'ai créé était oeuvre faite de main

humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux.
Il n'était qu'homme, pauvre fragment d'un homme et d'un "moi": il
sortit de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce fantôme, et
vraiment, il ne me vint pas de l'au-delà!
Qu'arriva-t-il alors, mes frères? Je me suis surmonté, moi qui souffrais,
j'ai porté ma propre cendre sur la montagne, j'ai inventé pour moi une
flamme plus claire. Et voici! Le fantôme s'est _éloigné_ de moi!
Maintenant, croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une
souffrance et une humiliation. C'est ainsi que je parle aux hallucinés de
l'arrière-monde.
Souffrances et impuissances - voilà ce qui créa les arrière-mondes, et
cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus.
La fatigue qui d'un seul bond veut aller jusqu'à l'extrême, d'un bond
mortel, cette fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir:
c'est elle qui créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.
Croyez-m'en, mes frères! Ce fut le corps qui désespéra du corps, - il
tâtonna des doigts de l'esprit égaré, il tâtonna le long des derniers murs.
Croyez-m'en, mes frères! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, - il
entendit parler le ventre de l'Être.
Alors il voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non
seulement la tête, - il voulut passer dans "l'autre monde".
Mais "l'autre monde" est bien caché devant les hommes, ce monde
efféminé et inhumain qui est un néant céleste; et le ventre de l'Être ne
parle pas à l'homme, si ce n'est comme homme.
En vérité, il est difficile de démontrer l'Être et il est difficile de le faire
parler. Dites-moi, mes frères, les choses les plus singulières ne vous
semblent-elles pas les mieux démontrées?
Oui, ce _moi,_ - la contradiction et la confusion de ce moi - affirme le
plus loyalement son Être, - ce moi qui crée, qui veut et qui donne la
mesure et la valeur des choses.
Et ce _moi,_ l'Être le plus loyal -
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