Actes et Paroles, vol 2 | Page 8

Victor Hugo
Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait achevé de les voir, on est
mort.
La Mary, lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'éventra.
Du choc, elle-même, avariée, s'arrêta.
Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'équipage, une femme de service, la
stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.
La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes,
enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la
machine, atteinte par le flot, râlait.

Le navire n'avait pas de cloisons étanches; les ceintures de sauvetage manquaient.
Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:
--Silence tous, et attention! Les canots à la mer. Les femmes d'abord, les passagers
ensuite. L'équipage après. Il y a soixante personnes à sauver.
On était soixante et un. Mais il s'oubliait.
On détacha les embarcations: Tous s'y précipitaient. Cette hâte pouvait faire chavirer les
canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maîtres, Goodwin, Bennett et West,
continrent cette foule éperdue d'horreur. Dormir, et tout à coup, et tout de suite, mourir,
c'est affreux.
Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce
bref dialogue s'échangeait dans les ténèbres:
--Mécanicien Locks?
--Capitaine?
--Comment est le fourneau?
--Noyé.
--Le feu?
--Éteint.
--La machine?
--Morte.
Le capitaine cria:
--Lieutenant Ockleford?
Le lieutenant répondit:
--Présent.
Le capitaine reprit:
--Combien avons-nous de minutes?
--Vingt.
--Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque à son tour. Lieutenant Ockleford,
avez-vous vos pistolets?

--Oui, capitaine.
--Brûlez la cervelle à tout homme qui voudrait passer avant une femme.
Tous se turent. Personne ne résista; cette foule sentant au-dessus d'elle cette grande âme.
La Mary, de son côté, avait mis ses embarcations à la mer, et venait au secours de ce
naufrage qu'elle avait fait.
Le sauvetage s'opéra avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de
tristes égoïsmes; il y eut aussi de pathétiques dévouements [note: Voir aux Notes.].
Harvey, impassible à son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s'occupait
de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres à
la catastrophe. On eût dit que le naufrage lui obéissait.
A un certain moment il cria:
--Sauvez Clément.
Clément, c'était le mousse. Un enfant.
Le navire décroissait lentement dans l'eau profonde.
On hâtait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary.
--Faites vite, criait le capitaine.
A la vingtième minute le steamer sombra.
L'avant plongea d'abord, puis l'arrière.
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et
entra immobile dans l'abîme. On vit, à travers la brume sinistre, cette statue noire
s'enfoncer dans la mer.
Ainsi finit le capitaine Harvey.
Qu'il reçoive ici l'adieu du proscrit.
Pas un marin de la Manche ne l'égalait. Après s'être imposé toute sa vie le devoir d'être
un homme, il usa en mourant du droit d'être un héros.

X
Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est tout. A outrance? oui.
Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colère de l'honnête
homme ne va pas au delà du nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne

du proscripteur. S'il la connaît, il ne l'attaque que dans la proportion du devoir.
Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le proscripteur, par exemple, est dans
une certaine mesure écrivain et a une littérature suffisante, le proscrit en convient
volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoléon III eût été un
académicien convenable; l'académie sous l'empire avait, par politesse sans doute,
suffisamment abaissé son niveau pour que l'empereur pût en être; l'empereur eût pu se
croire là parmi ses pairs littéraires, et sa majesté n'eût aucunement déparé celle des
quarante.
A l'époque où l'on annonçait la candidature de l'empereur à un fauteuil vacant, un
académicien de notre connaissance, voulant rendre à la fois justice à l'historien de César
et à l'homme de Décembre, avait d'avance rédigé ainsi son bulletin de vote: _Je vote pour
l'admission de M. Louis Bonaparte à l'académie et au bagne_.
On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.
Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. Là son inflexibilité commence. Là il cesse
d'être ce que dans le jargon politique on nomme «un homme pratique». De là ses
résignations à tout, aux violences, aux injures, à la ruine, à l'exil. Que voulez-vous qu'il y
fasse? Il a dans la bouche la vérité qui, au besoin, parlerait malgré lui.
Parler par elle et pour elle, c'est là son fier bonheur.
Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'idéal, les hommes d'état l'appellent le
chimérique.
Les hommes d'état ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.
A
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