Il était représentant du peuple en 1851 et avait été exilé le 2 décembre. Ce passager, dont
le nom est inutile à dire ici, car il n'a été que l'occasion du fait que nous allons raconter,
s'était embarqué le matin même, à Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy. La
traversée de Guernesey à Southampton est de sept ou huit heures.
C'était l'époque où le khédive, après avoir salué Napoléon, venait saluer Victoria, et, ce
jour-là même, la reine d'Angleterre offrait au vice-roi d'Égypte le spectacle de la flotte
anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton.
Le passager dont nous venons de parler était un homme à cheveux blancs, silencieux,
attentif à la mer. Il se tenait debout près du timonier.
Le Normandy avait quitté Guernesey à dix heures du matin; il était environ trois heures
de l'après-midi; on approchait des Needles, qui marquent l'extrémité sud de l'île de Wight;
on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie
qui sortent de l'océan comme les clochers d'une prodigieuse cathédrale engloutie; on
allait entrer dans la rivière de Southampton; le timonier commençait à manoeuvrer à
bâbord.
Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout à coup il s'entendit appeler par
son nom; il se retourna; il avait devant lui le capitaine du navire.
Ce capitaine était à peu près du même âge que lui; il se nommait Harvey; il avait de
robustes épaules, d'épais favoris blancs, la face hâlée et fière, l'oeil gai.
--Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous désiriez voir la flotte anglaise?
Le passager n'avait pas exprimé ce voeu, mais il avait entendu des femmes témoigner
vivement ce désir autour de lui.
Il se borna à répondre:
--Mais, capitaine, ce n'est pas votre itinéraire.
Le capitaine reprit:
--Ce sera mon itinéraire si vous le voulez.
Le passager eut un mouvement de surprise.
--Changer votre route?
--Oui.
--Pour m'être agréable?
--Oui.
--Un vaisseau français ne ferait pas cela pour moi!
--Ce qu'un vaisseau français ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais
le fera.
Et il reprit:
--Seulement, pour ma responsabilité devant mes chefs, écrivez-moi sur mon livre votre
volonté.
Et il présenta son livre de bord au passager, qui écrivit sous sa dictée: «Je désire voir la
flotte anglaise». et signa.
Un moment après, le steamer obliquait à tribord, laissait à gauche les Aiguilles et la
rivière de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.
Le spectacle était beau en effet. Toutes les batteries mêlaient leurs fumées et leurs
tonnerres; les silhouettes des massifs navires cuirassés s'échelonnaient les unes derrière
les autres dans une brume rougeâtre, vaste pêle-mêle de mâtures apparues et disparues; le
Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salué par les hurrahs; cette course à
travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.
Vers sept heures, quand le Normandy arriva à Southampton, il était pavoisé.
Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du _Courrier de l'Europe_,
l'attendait sur le port; il s'étonna du navire pavoisé.
--Pour qui donc avez-vous pavoisé, capitaine? Pour le khédive?
Le capitaine répondit:
--Pour le proscrit.
Pour le proscrit. Traduisez: Pour la France.
Nous n'aurions pas raconté ce fait, s'il n'empruntait une grandeur singulière à la fin du
capitaine Harvey.
Cette fin, la voici.
Trois ans après cette revue de Sheerness, très peu de temps après avoir remis à son
passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars
1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton à Guernesey. Une
brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey était debout sur la passerelle du steamer, et
manoeuvrait avec précaution, à cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.
Le Normandy était un très grand navire, le plus beau peut-être des bateaux-poste de la
Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large; il
était «jeune», comme disent les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait été construit en
1863.
Le brouillard s'épaississait, on était sorti de la rivière de Southampton, on était en pleine
mer, à environ quinze milles au delà des Aiguilles. Le packet avançait lentement. Il était
quatre heures du matin.
L'obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait à
peine la pointe des mâts.
Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.
Tout à coup dans la brume une noirceur surgit; fantôme et montagne, un promontoire
d'ombre courant dans l'écume et trouant les ténèbres. C'était la Mary, grand steamer à
hélice, venant d'Odessa, allant à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de
blé; vitesse énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.
Nul moyen d'éviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent
vite.
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