les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont «chimériques».
En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la vérité, ils ont contre eux la
réalité.
Examinons.
Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C'est un voyant aveugle; voyant du côté de
l'absolu, aveugle du côté du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique.
Si on l'écoutait, on irait aux abîmes. Ses conseils sont des conseils d'honnêteté et de
perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort.
Voyons les faits.
John Brown est vaincu à Harper's Ferry. Les hommes d'état disent: Pendez-le. Le proscrit
dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union se disloque, la guerre du Sud éclate. John
Brown épargné, c'était l'Amérique épargnée.
Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l'homme chimérique?
Deuxième fait. Maximilien est pris à Queretaro. Les hommes pratiques disent: Fusillez-le.
L'homme chimérique dit: Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser
une chose immense. L'héroïque lutte du Mexique perd son suprême lustre, la clémence
hautaine. Maximilien gracié, c'était le Mexique désormais inviolable, c'était cette nation,
qui avait constaté son indépendance par la guerre, constatant par la civilisation sa
souveraineté; c'était, sur le front de ce peuple, après le casque, la couronne.
Cette fois encore, l'homme chimérique voyait juste.
Troisième fait. Isabelle est détrônée. Que va devenir l'Espagne? république ou monarchie?
Sois monarchie! disent les hommes d'état! Sois république! dit le proscrit. L'homme
chimérique n'est pas écouté, les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait
monarchie. Elle tombe d'Isabelle en Amédée, et d'Amédée en Alphonse, en attendant
Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le monde: cette monarchie
en quête d'un monarque donne prétexte à Hohenzollern; de là l'embuscade de la Prusse,
de là l'égorgement de la France, de là Sedan, de là la honte et la nuit.
Supposez l'Espagne république, nul prétexte à un guet-apens, aucun Hohenzollern
possible, pas de catastrophes.
Donc le conseil du proscrit était sage.
Si par hasard on découvrait un jour cette chose étrange que la vérité n'est pas imbécile,
que l'esprit de compassion et de délivrance a du bon, que l'homme fort c'est l'homme droit,
et que c'est la raison qui a raison!
Aujourd'hui, au milieu des calamités, après la guerre étrangère, après la guerre civile, en
présence des responsabilités encourues de deux côtés, le proscrit d'autrefois songe aux
proscrits d'aujourd'hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu
sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passé lui éclaire l'avenir, il voudrait
fermer la plaie de la patrie et il demande l'amnistie.
Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?
XI
En décembre 1851, quand celui qui écrit ces lignes arriva chez l'étranger, la vie eut
d'abord quelque dureté. C'est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi.
Cette esquisse sommaire de «ce que c'est que l'exil» ne serait pas complète si ce côté
matériel de l'existence du proscrit n'était pas indiqué, en passant, et du reste, avec la
sobriété convenable.
De tout ce que cet exilé avait possédé il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu
annuel. Son théâtre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, était supprimé. La
hâtive vente à l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il
avait neuf personnes à nourrir.
Il avait à pourvoir aux déplacements, aux voyages, aux emménagements nouveaux, aux
mouvements d'un groupe dont il était le centre, à tout l'inattendu d'une existence
désormais arrachée de terre et maniable à tous les vents; un proscrit, c'est un déraciné. Il
fallait conserver la dignité de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne souffrît.
De là une nécessité immédiate de travail.
Disons que la première maison d'exil, Marine-Terrace, était louée au prix très modéré de
quinze cents francs par an.
Le marché français était fermé à ses publications.
Ses premiers éditeurs belges imprimèrent tous ses livres sans lui rendre aucun compte,
entre autres les deux volumes des _Oeuvres oratoires. Napoléon le Petit_ fit seul
exception. Quant aux _Châtiments_, ils coûtèrent à l'auteur deux mille cinq cents francs.
Cette somme, confiée à l'éditeur Samuel, n'a jamais été remboursée. Le produit total de
toutes les éditions des _Châtiments_ a été pendant dix-huit ans confisqué par les éditeurs
étrangers.
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner très haut l'hospitalité anglaise, mélangée,
on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions, du reste comme l'hospitalité belge.
Ce que l'hospitalité anglaise avait de complet, c'était sa tendresse pour les livres des
exilés. Elle réimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement le plus
cordial au bénéfice des éditeurs anglais. L'hospitalité pour le livre allait jusqu'à oublier
l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l'hospitalité britannique, permet ce
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