Actes et Paroles, vol 2 | Page 6

Victor Hugo
de son
esprit; il vit en avril, il habite floréal; il regarde les jardins et les prairies, émotion
profonde; il guette les mystères d'une touffe de gazon; il étudie ces républiques, les
fourmis et les abeilles; il compare les mélodies diverses joutant pour l'oreille d'un Virgile
invisible dans la géorgique des bois; il est souvent attendri jusqu'aux larmes parce que la
nature est belle; la sauvagerie des halliers l'attire, et il en sort doucement effaré; les
attitudes des rochers l'occupent; il voit à travers sa rêverie les petites filles de trois ans
courir sur la grève, leurs pieds nus dans la mer, leurs jupes retroussées à deux bras,
montrant à la fécondité immense leur ventre innocent; l'hiver, il émiette du pain sur la
neige pour les oiseaux. De temps en temps on lui écrit: Vous savez, telle pénalité est
abolie; vous savez, telle tête ne sera pas coupée. Et il lève les mains au ciel.

VIII
Contre cet homme dangereux les gouvernements se prêtent main-forte. Ils s'accordent
réciproquement entre eux la persécution des proscrits, les internements, les expulsions,
quelquefois les extraditions. Les extraditions! oui, les extraditions. Il en fut question à
Jersey, en 1855. Les exilés purent voir, le 18 octobre, amarré au quai de Saint-Hélier, un
navire de la marine impériale, l'Ariel, qui venait les chercher; Victoria offrait les proscrits
à Napoléon; d'un trône à l'autre on se fait de ces politesses.
Le cadeau n'eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait; mais le peuple de
Londres le prenait mal. Il se mit à gronder. Ce peuple est ainsi fait; son gouvernement
peut être caniche, lui il est dogue. Le dogue, c'est un lion dans un chien; la majesté dans
la probité, c'est le peuple anglais.
Ce bon et fier peuple montra les dents; Palmerston et Bonaparte durent se contenter de
l'expulsion. Les proscrits s'émurent médiocrement. Ils reçurent avec un sourire la
signification officielle, un peu baragouinée. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune.
Cette prononciation les satisfit.
A cette époque, si les gouvernements étaient de connivence avec le prescripteur, on
sentait entre les proscrits et les peuples une complicité superbe. Cette solidarité, d'où
résultera l'avenir, se manifestait sous toutes les formes, et l'on en trouvera les marques à
chacune des pages de ce livre. Elle éclatait à l'occasion d'un passant quelconque, d'un
homme isolé, d'un voyageur reconnu sur une route; faits imperceptibles sans doute, et de
peu d'importance, mais significatifs. En voici un qui mérite peut-être qu'on s'en
souvienne.

IX
En l'été de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire possible à un crime.
Il était sur le sommet de sa montagne, car on arrive en haut de la honte; rien ne lui faisait
plus obstacle; il était infâme et suprême; pas de victoire plus complète, car il semblait
avoir vaincu les consciences. Majestés et altesses, tout était à ses pieds ou dans ses bras;
Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries;
on avait tout, la gloire politique, M. Rouher; la gloire militaire, M. Bazaine; et la gloire
littéraire, M. Nisard; on était accepté par de grands caractères, tels que MM. Vieillard et
Mérimée; le Deux-Décembre avait pour lui la durée, les quinze années de Tacite, _grande
mortalis oevi spatium_; l'empire était en plein triomphe et en plein midi, s'étalant. On se
moquait d'Homère sur les théâtres et de Shakespeare à l'académie. Les professeurs
d'histoire affirmaient que Léonidas et Guillaume Tell n'avaient jamais existé; tout était en
harmonie; rien ne détonnait, et il y avait accord entre la platitude des idées et la
soumission des hommes; la bassesse des doctrines était égale à la fierté des personnages;
l'avilissement faisait loi; une sorte d'Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de
Victoria, composée de liberté selon Palmerston et d'empire selon Troplong; plus qu'une

alliance, presque un baiser. Le grand juge d'Angleterre rendait des arrêts de complaisance;
le gouvernement britannique se déclarait le serviteur du gouvernement impérial, et,
comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des procès,
des menaces d'alien-bill, et de petites persécutions, format anglais. Cette Anglo-France
proscrivait la France et humiliait l'Angleterre, mais elle régnait; la France esclave,
l'Angleterre domestique, telle était la situation. Quant à l'avenir, il était masqué. Mais le
présent était de l'opprobre à visage découvert, et, de l'aveu de tous, c'était magnifique. A
Paris, l'exposition universelle resplendissait et éblouissait l'Europe; il y avait là des
merveilles; entre autres, sur un piédestal, le canon Krupp, et l'empereur des français
félicitait le roi de Prusse.
C'était le grand moment prospère.
Jamais les proscrits n'avaient été plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les
appelait «les rebelles».
Dans ce même été, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversée de
Guernesey à Southampton. Ce passager était un de ces «rebelles» dont on vient de parler.
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