Actes et Paroles, vol 2 | Page 8

Victor Hugo
il s'oubliait.
On détacha les embarcations: Tous s'y précipitaient. Cette hate pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-ma?tres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule éperdue d'horreur. Dormir, et tout à coup, et tout de suite, mourir, c'est affreux.
Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s'échangeait dans les ténèbres:
--Mécanicien Locks?
--Capitaine?
--Comment est le fourneau?
--Noyé.
--Le feu?
--éteint.
--La machine?
--Morte.
Le capitaine cria:
--Lieutenant Ockleford?
Le lieutenant répondit:
--Présent.
Le capitaine reprit:
--Combien avons-nous de minutes?
--Vingt.
--Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque à son tour. Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?
--Oui, capitaine.
--Br?lez la cervelle à tout homme qui voudrait passer avant une femme.
Tous se turent. Personne ne résista; cette foule sentant au-dessus d'elle cette grande ame.
La Mary, de son c?té, avait mis ses embarcations à la mer, et venait au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.
Le sauvetage s'opéra avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes égo?smes; il y eut aussi de pathétiques dévouements [note: Voir aux Notes.].
Harvey, impassible à son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres à la catastrophe. On e?t dit que le naufrage lui obéissait.
A un certain moment il cria:
--Sauvez Clément.
Clément, c'était le mousse. Un enfant.
Le navire décroissait lentement dans l'eau profonde.
On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary.
--Faites vite, criait le capitaine.
A la vingtième minute le steamer sombra.
L'avant plongea d'abord, puis l'arrière.
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l'ab?me. On vit, à travers la brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.
Ainsi finit le capitaine Harvey.
Qu'il re?oive ici l'adieu du proscrit.
Pas un marin de la Manche ne l'égalait. Après s'être imposé toute sa vie le devoir d'être un homme, il usa en mourant du droit d'être un héros.

X
Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colère de l'honnête homme ne va pas au delà du nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S'il la conna?t, il ne l'attaque que dans la proportion du devoir.
Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure écrivain et a une littérature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoléon III e?t été un académicien convenable; l'académie sous l'empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaissé son niveau pour que l'empereur p?t en être; l'empereur e?t pu se croire là parmi ses pairs littéraires, et sa majesté n'e?t aucunement déparé celle des quarante.
A l'époque où l'on annon?ait la candidature de l'empereur à un fauteuil vacant, un académicien de notre connaissance, voulant rendre à la fois justice à l'historien de César et à l'homme de Décembre, avait d'avance rédigé ainsi son bulletin de vote: _Je vote pour l'admission de M. Louis Bonaparte à l'académie et au bagne_.
On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.
Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. Là son inflexibilité commence. Là il cesse d'être ce que dans le jargon politique on nomme ?un homme pratique?. De là ses résignations à tout, aux violences, aux injures, à la ruine, à l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a dans la bouche la vérité qui, au besoin, parlerait malgré lui.
Parler par elle et pour elle, c'est là son fier bonheur.
Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'idéal, les hommes d'état l'appellent le chimérique.
Les hommes d'état ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.
A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont ?chimériques?.
En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la vérité, ils ont contre eux la réalité.
Examinons.
Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C'est un voyant aveugle; voyant du c?té de l'absolu, aveugle du c?té du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l'écoutait, on irait aux ab?mes. Ses conseils sont des conseils d'honnêteté et de perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort.
Voyons les faits.
John Brown est vaincu à Harper's Ferry. Les hommes d'état disent: Pendez-le. Le proscrit dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union se disloque, la guerre du Sud éclate. John Brown épargné, c'était l'Amérique épargnée.
Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l'homme chimérique?
Deuxième fait. Maximilien est pris à Queretaro. Les hommes pratiques disent: Fusillez-le. L'homme chimérique dit: Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L'héro?que lutte du Mexique perd son suprême lustre, la clémence hautaine. Maximilien gracié, c'était le Mexique désormais inviolable, c'était cette nation, qui avait constaté son indépendance par
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