Actes et Paroles, vol 2 | Page 9

Victor Hugo
la guerre, constatant par la civilisation sa souveraineté; c'était, sur le front de ce peuple, après le casque, la couronne.
Cette fois encore, l'homme chimérique voyait juste.
Troisième fait. Isabelle est détr?née. Que va devenir l'Espagne? république ou monarchie? Sois monarchie! disent les hommes d'état! Sois république! dit le proscrit. L'homme chimérique n'est pas écouté, les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait monarchie. Elle tombe d'Isabelle en Amédée, et d'Amédée en Alphonse, en attendant Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le monde: cette monarchie en quête d'un monarque donne prétexte à Hohenzollern; de là l'embuscade de la Prusse, de là l'égorgement de la France, de là Sedan, de là la honte et la nuit.
Supposez l'Espagne république, nul prétexte à un guet-apens, aucun Hohenzollern possible, pas de catastrophes.
Donc le conseil du proscrit était sage.
Si par hasard on découvrait un jour cette chose étrange que la vérité n'est pas imbécile, que l'esprit de compassion et de délivrance a du bon, que l'homme fort c'est l'homme droit, et que c'est la raison qui a raison!
Aujourd'hui, au milieu des calamités, après la guerre étrangère, après la guerre civile, en présence des responsabilités encourues de deux c?tés, le proscrit d'autrefois songe aux proscrits d'aujourd'hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passé lui éclaire l'avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande l'amnistie.
Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?

XI
En décembre 1851, quand celui qui écrit ces lignes arriva chez l'étranger, la vie eut d'abord quelque dureté. C'est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi.
Cette esquisse sommaire de ?ce que c'est que l'exil? ne serait pas complète si ce c?té matériel de l'existence du proscrit n'était pas indiqué, en passant, et du reste, avec la sobriété convenable.
De tout ce que cet exilé avait possédé il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son théatre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, était supprimé. La hative vente à l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes à nourrir.
Il avait à pourvoir aux déplacements, aux voyages, aux emménagements nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il était le centre, à tout l'inattendu d'une existence désormais arrachée de terre et maniable à tous les vents; un proscrit, c'est un déraciné. Il fallait conserver la dignité de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne souffr?t.
De là une nécessité immédiate de travail.
Disons que la première maison d'exil, Marine-Terrace, était louée au prix très modéré de quinze cents francs par an.
Le marché fran?ais était fermé à ses publications.
Ses premiers éditeurs belges imprimèrent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des _Oeuvres oratoires. Napoléon le Petit_ fit seul exception. Quant aux _Chatiments_, ils co?tèrent à l'auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiée à l'éditeur Samuel, n'a jamais été remboursée. Le produit total de toutes les éditions des _Chatiments_ a été pendant dix-huit ans confisqué par les éditeurs étrangers.
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner très haut l'hospitalité anglaise, mélangée, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions, du reste comme l'hospitalité belge. Ce que l'hospitalité anglaise avait de complet, c'était sa tendresse pour les livres des exilés. Elle réimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement le plus cordial au bénéfice des éditeurs anglais. L'hospitalité pour le livre allait jusqu'à oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l'hospitalité britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un livre est de laisser mourir de faim l'auteur, témoin Chatterton, et d'enrichir l'éditeur. Les _Chatiments_ en particulier ont été vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le théatre anglais n'était pas moins hospitalier pour les pièces fran?aises que la librairie anglaise pour les livres fran?ais. Aucun droit d'auteur n'a jamais été payé pour Ruy Blas, joué plus de deux cents fois en Angleterre.
Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalité anglaise.
Cette presse a souvent appelé celui qui écrit ces lignes, avare.
Elle l'appelait aussi ?ivrogne?, abandonned drinker.
Ces détails font partie de l'exil.

XII
Cet exilé ne se plaint de rien. Il a travaillé. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.
Y a-t-il du mérite à être proscrit? Non. Cela revient à demander: Y a-t-il du mérite à être honnête homme? Un proscrit est un honnête homme qui persiste dans l'honnêteté. Voilà tout.
Il y a telle époque où cette persistance est rare. Soit. Cette rareté ?te quelque chose à l'époque, mais n'ajoute rien à l'honnête homme.
L'honnêteté, comme la virginité, existe en dehors de l'éloge. Vous êtes pur parce que vous êtes pur.
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