Actes et Paroles, vol 2 | Page 7

Victor Hugo
venons de parler était un homme à cheveux blancs, silencieux, attentif à la mer. Il se tenait debout près du timonier.
Le Normandy avait quitté Guernesey à dix heures du matin; il était environ trois heures de l'après-midi; on approchait des Needles, qui marquent l'extrémité sud de l'?le de Wight; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l'océan comme les clochers d'une prodigieuse cathédrale engloutie; on allait entrer dans la rivière de Southampton; le timonier commen?ait à manoeuvrer à babord.
Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout à coup il s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le capitaine du navire.
Ce capitaine était à peu près du même age que lui; il se nommait Harvey; il avait de robustes épaules, d'épais favoris blancs, la face halée et fière, l'oeil gai.
--Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous désiriez voir la flotte anglaise?
Le passager n'avait pas exprimé ce voeu, mais il avait entendu des femmes témoigner vivement ce désir autour de lui.
Il se borna à répondre:
--Mais, capitaine, ce n'est pas votre itinéraire.
Le capitaine reprit:
--Ce sera mon itinéraire si vous le voulez.
Le passager eut un mouvement de surprise.
--Changer votre route?
--Oui.
--Pour m'être agréable?
--Oui.
--Un vaisseau fran?ais ne ferait pas cela pour moi!
--Ce qu'un vaisseau fran?ais ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera.
Et il reprit:
--Seulement, pour ma responsabilité devant mes chefs, écrivez-moi sur mon livre votre volonté.
Et il présenta son livre de bord au passager, qui écrivit sous sa dictée: ?Je désire voir la flotte anglaise?. et signa.
Un moment après, le steamer obliquait à tribord, laissait à gauche les Aiguilles et la rivière de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.
Le spectacle était beau en effet. Toutes les batteries mêlaient leurs fumées et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires cuirassés s'échelonnaient les unes derrière les autres dans une brume rougeatre, vaste pêle-mêle de matures apparues et disparues; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salué par les hurrahs; cette course à travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.
Vers sept heures, quand le Normandy arriva à Southampton, il était pavoisé.
Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du _Courrier de l'Europe_, l'attendait sur le port; il s'étonna du navire pavoisé.
--Pour qui donc avez-vous pavoisé, capitaine? Pour le khédive?
Le capitaine répondit:
--Pour le proscrit.
Pour le proscrit. Traduisez: Pour la France.
Nous n'aurions pas raconté ce fait, s'il n'empruntait une grandeur singulière à la fin du capitaine Harvey.
Cette fin, la voici.
Trois ans après cette revue de Sheerness, très peu de temps après avoir remis à son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton à Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey était debout sur la passerelle du steamer, et manoeuvrait avec précaution, à cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.
Le Normandy était un très grand navire, le plus beau peut-être des bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large; il était ?jeune?, comme disent les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait été construit en 1863.
Le brouillard s'épaississait, on était sorti de la rivière de Southampton, on était en pleine mer, à environ quinze milles au delà des Aiguilles. Le packet avan?ait lentement. Il était quatre heures du matin.
L'obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait à peine la pointe des mats.
Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.
Tout à coup dans la brume une noirceur surgit; fant?me et montagne, un promontoire d'ombre courant dans l'écume et trouant les ténèbres. C'était la Mary, grand steamer à hélice, venant d'Odessa, allant à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de blé; vitesse énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.
Nul moyen d'éviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait achevé de les voir, on est mort.
La Mary, lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'éventra.
Du choc, elle-même, avariée, s'arrêta.
Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'équipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.
La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, ralait.
Le navire n'avait pas de cloisons étanches; les ceintures de sauvetage manquaient.
Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:
--Silence tous, et attention! Les canots à la mer. Les femmes d'abord, les passagers ensuite. L'équipage après. Il y a soixante personnes à sauver.
On était soixante et un. Mais
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