qu'on donne sa vie l'un pour l'autre. En 1801 Lahorie
fut impliqué dans la conspiration de Moreau contre Bonaparte. Il fut
proscrit, sa tête fut mise à prix, il n'avait pas d'asile; mon père lui ouvrit
sa maison; la vieille chapelle des Feuillantines, ruine, était bonne à
protéger cette autre ruine, un vaincu. Lahorie accepta l'asile comme il
l'eût offert, simplement; et il vécut dans cette ombre, caché.
Mon père et ma mère seuls savaient qu'il était là.
Le jour où il parla aux trois généraux, peut-être fit-il une imprudence.
Son apparition nous surprit fort, nous les enfants. Quant au vieux prêtre,
il avait eu dans sa vie une quantité de proscription suffisante pour lui
ôter l'étonnement. Quelqu'un qui était caché, c'était pour ce bonhomme
quelqu'un qui savait à quel temps il avait affaire; se cacher, c'était
comprendre.
Ma mère nous recommanda le silence, que les enfants gardent si
religieusement. A dater de ce jour, cet inconnu cessa d'être mystérieux
dans la maison. A quoi bon la continuation du mystère, puisqu'il s'était
montré? Il mangeait à la table de famille, il allait et venait dans le
jardin, et donnait çà et là des coups de bêche, côte à côte avec le
jardinier; il nous conseillait; il ajoutait ses leçons aux leçons du prêtre;
il avait une façon de me prendre dans ses bras qui me faisait rire et qui
me faisait peur; il m'élevait en l'air, et me laissait presque retomber
jusqu'à terre. Une certaine sécurité, habituelle à tous les exils prolongés,
lui était venue. Pourtant il ne sortait jamais. Il était gai. Ma mère était
un peu inquiète, bien que nous fussions entourés de fidélités absolues.
Lahorie était un homme simple, doux, austère, vieilli avant l'âge, savant,
ayant le grave héroïsme propre aux lettrés. Une certaine concision dans
le courage distingue l'homme qui remplit un devoir de l'homme qui
joue un rôle; le premier est Phocion, le second est Murat. Il y avait du
Phocion dans Lahorie.
Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu'il était mon
parrain. Il m'avait vu naître; il avait dit à mon père: Hugo est un mot du
nord, il faut l'adoucir par un mot du midi, et compléter le germain par
le romain. Et il me donna le nom de Victor, qui du reste était le sien.
Quant à son nom historique, je l'ignorais. Ma mère lui disait général, je
l'appelais mon parrain Il habitait toujours la masure du fond du jardin,
peu soucieux de la pluie et de la neige qui, l'hiver, entraient par les
croisées sans vitres; il continuait dans cette chapelle son bivouac. Il
avait derrière l'autel un lit de camp, avec ses pistolets dans un coin, et
un Tacite qu'il me faisait expliquer.
J'aurai toujours présent à la mémoire le jour où il me prit sur ses
genoux, ouvrit ce Tacite qu'il avait, un in-octavo relié en parchemin,
édition Herhan, et me lut cette ligne: Urbem Romam a principio reges
habuere.
Il s'interrompit et murmura à demi-voix:
--Si Rome eût gardé ses rois, elle n'eût pas été Rome.
Et, me regardant tendrement, il redit cette grande parole:
--Enfant, avant tout la liberté.
Un jour il disparut de la maison. J'ignorais alors pourquoi.[4] Des
événements survinrent, il y eut Moscou, la Bérésina, un
commencement d'ombre terrible. Nous allâmes rejoindre mon père en
Espagne. Puis nous revînmes aux Feuillantines. Un soir d'octobre 1812,
je passais, donnant la main à ma mère, devant l'église
Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Une grande affiche blanche était placardée
sur une des colonnes du portail, celle de droite; je vais quelquefois
revoir cette colonne. Les passants regardaient obliquement cette affiche,
semblaient en avoir un peu peur, et, après l'avoir entrevue, doublaient le
pas. Ma mère s'arrêta, et me dit: Lis. Je lus. Je lus ceci: «--Empire
français.--Par sentence du premier conseil de guerre, ont été fusillés en
plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l'empire et
l'empereur, les trois ex-généraux Malet, Guidal et Lahorie.» --Lahorie,
me dit ma mère. Retiens ce nom.
Et elle ajouta:
--C'est ton parrain.
Notes:
[1] Depuis comte de Sopetran.
[2] Depuis comte d'Erlon.
[3] Depuis gouverneur de Ségovie.
[4] Voir le livre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.
V
Tel est le fantôme que j'aperçois dans les profondeurs de mon enfance.
Cette figure est une de celles qui n'ont jamais disparu de mon horizon.
Le temps, loin de la diminuer, l'a accrue.
En s'éloignant, elle s'est augmentée, d'autant plus haute qu'elle était
plus lointaine, ce qui n'est propre qu'aux grandeurs morales.
L'influence sur moi a été ineffaçable.
Ce n'est pas vainement que j'ai eu, tout petit, de l'ombre de proscrit sur
ma tête, et que j'ai entendu la voix de celui qui devait mourir dire ce
mot du droit et du devoir: Liberté.
Un mot a été le contre-poids de toute
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.