Actes et Paroles, vol 1 | Page 5

Victor Hugo
les vitres
défoncées laissaient voir la muraille intérieure bizarrement incrustée de
coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenêtres.
Ils étaient là chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.
Un soir, ce devait être vers 1809, mon père était en Espagne, quelques
visiteurs étaient venus voir ma mère, événement rare aux Feuillantines.
On se promenait dans le jardin; mes frères étaient restés à l'écart. Ces

visiteurs étaient trois camarades de mon père; ils venaient apporter ou
demander de ses nouvelles; ces hommes étaient de haute taille; je les
suivais, j'ai toujours aimé la compagnie des grands; c'est ce qui, plus
tard, m'a rendu facile un long tête-à-tête avec l'océan.
Ma mère les écoutait parler, je marchais derrière ma mère.
Il y avait fête ce jour-là, une de ces vastes fêtes du premier empire.
Quelle fête? je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'était un soir d'été; la nuit
tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice, lampions; une
rumeur de triomphe arrivait jusqu'à notre solitude; la grande ville
célébrait la grande armée et le grand chef; la cité avait une auréole,
comme si les victoires étaient une aurore; le ciel bleu devenait
lentement rouge; la fête impériale se réverbérait jusqu'au zénith; des
deux dômes qui dominaient le jardin des Feuillantines, l'un, tout près, le
Val-de-Grâce, masse noire, dressait une flamme à son sommet et
semblait une tiare qui s'achève en escarboucle; l'autre, lointain, le
Panthéon gigantesque et spectral, avait autour de sa rondeur un cercle
d'étoiles, comme si, pour fêter un génie, il se faisait une couronne des
âmes de tous les grands hommes auxquels il est dédié.
La clarté de la fête, clarté superbe, vermeille, vaguement sanglante,
était telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.
Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi était parvenu,
peut-être un peu malgré ma mère, qui avait des velléités de s'arrêter et
qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres où
était la chapelle.
Ils causaient, les arbres étaient silencieux, au loin le canon de la
solennité tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais dire est
pour moi inoubliable.
Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs
s'arrêta, et regardant le ciel nocturne plein de lumière, s'écria:
--N'importe! cet homme est grand.

Une voix sortit de l'ombre et dit:
--Bonjour, Lucotte[1], bonjour, Drouet[2], bonjour, Tilly[3].
Et un homme, de haute stature aussi lui, apparut dans le clair-obscur
des arbres.
Les trois causeurs levèrent la tête.
--Tiens! s'écria l'un d'eux.
Et il parut prêt à prononcer un nom.
Ma mère, pâle, mit un doigt sur sa bouche.
Ils se turent.
Je regardais, étonné.
L'apparition, c'en était une pour moi, reprit:
--Lucotte, c'est toi qui parlais.
--Oui, dit Lucotte.
--Tu disais: cet homme est grand.
--Oui.
--Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoléon.
--Qui?
--Bonaparte.
Il y eut un silence. Lucotte le rompit.
--Après Marengo?
L'inconnu répondit:

--Avant Brumaire.
Le général Lucotte, qui était jeune, riche, beau, heureux, tendit la main
à l'inconnu et dit:
--Toi, ici! je te croyais en Angleterre.
L'inconnu, dont je remarquais la face sévère, l'oeil profond et les
cheveux grisonnants, repartit:
--Brumaire, c'est la chute.
--De la république, oui.
--Non, de Bonaparte.
Ce mot, Bonaparte, m'étonnait beaucoup. J'entendais toujours dire
«l'empereur». Depuis, j'ai compris ces familiarités hautaines de la vérité.
Ce jour-là, j'entendais pour la première fois le grand tutoiement de
l'histoire.
Les trois hommes, c'étaient trois généraux, écoutaient stupéfaits et
sérieux.
Lucotte s'écria:
--Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices. La
France grande, c'est bien; la France libre, c'est mieux.
--La France n'est pas grande si elle n'est pas libre.
--C'est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma fortune.
Et toi?
--Ma vie, dit l'inconnu.
Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris joyeux,
les arbres étaient roses, le reflet de la fête éclairait les visages de ces
hommes, les constellations s'effaçaient au-dessus de nos têtes dans le

flamboiement de Paris illuminé, la lueur de Napoléon semblait remplir
le ciel.
Tout à coup l'homme si brusquement apparu se tourna vers moi qui
avais peur et me cachais un peu, me regarda fixement, et me dit:
--Enfant, souviens-toi de ceci: avant tout, la liberté.
Et il posa sa main sur ma petite épaule, tressaillement que je garde
encore.
Puis il répéta:
--Avant tout la liberté.
Et il rentra sous les arbres, d'où il venait de sortir.
Qui était cet homme?
Un proscrit.
Victor Fanneau de Lahorie était un gentilhomme breton rallié à la
république. Il était l'ami de Moreau, breton aussi. En Vendée, Lahorie
connut mon père, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. Plus tard, il fut
son ancien à l'armée du Rhin; il se noua entre eux une de ces fraternités
d'armes qui font
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