peu près.
Toutes les religions, diverses en apparence, ont une identité vénérable;
elles sont terrestres par la surface, qui est le dogme, et célestes par le
fond, qui est Dieu. De là, devant les religions, la grave rêverie du
philosophe qui, sous leur chimère, aperçoit leur réalité. Cette chimère,
qu'elles appellent articles de foi et mystères, les religions la mêlent à
Dieu, et l'enseignent. Peuvent-elles faire autrement? L'enseignement de
la mosquée et de la synagogue est étrange, mais c'est innocemment qu'il
est funeste; le prêtre, nous parlons du prêtre convaincu, n'en est pas
coupable; il est à peine responsable; il a été lui-même anciennement le
patient de cet enseignement dont il est aujourd'hui l'opérateur; devenu
maître, il est resté esclave. De là ses leçons redoutables. Quoi de plus
terrible que le mensonge sincère? Le prêtre enseigne le faux, ignorant
le vrai; il croit bien faire.
Cet enseignement a cela de lugubre que tout ce qu'il fait pour l'enfant
est fait contre l'enfant; il donne lentement on ne sait quelle courbure à
l'esprit; c'est de l'orthopédie en sens inverse; il fait torse ce que la
nature a fait droit; il lui arrive, affreux chefs-d'oeuvre, de fabriquer des
âmes difformes, ainsi Torquemada; il produit des intelligences
inintelligentes, ainsi Joseph de Maistre; ainsi tant d'autres, qui ont été
les victimes de cet enseignement avant d'en être les bourreaux.
Étroite et obscure éducation de caste et de clergé qui a pesé sur nos
pères et qui menace encore nos fils!
Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des
préjugés, il ôte à l'enfant l'aube et lui donne la nuit, et il aboutit à une
telle plénitude du passé que l'âme y est comme noyée, y devient on ne
sait quelle éponge de ténèbres, et ne peut plus admettre l'avenir.
Se tirer de l'éducation qu'on a reçue, ce n'est pas aisé. Pourtant
l'instruction cléricale n'est pas toujours irrémédiable. Preuve, Voltaire.
Les trois écoliers des Feuillantines étaient soumis à ce périlleux
enseignement, tempéré, il est vrai, par la tendre et haute raison d'une
femme; leur mère.
Le plus jeune des trois frères, quoiqu'on lui fit dès lors épeler Virgile,
était encore tout à fait un enfant.
Cette maison des Feuillantines est aujourd'hui son cher et religieux
souvenir. Elle lui apparaît couverte d'une sorte d'ombre sauvage. C'est
là qu'au milieu des rayons et des roses se faisait en lui la mystérieuse
ouverture de l'esprit. Rien de plus tranquille que cette haute masure
fleurie, jadis couvent, maintenant solitude, toujours asile. Le tumulte
impérial y retentissait pourtant. Par intervalles, dans ces vastes
chambres d'abbaye, dans ces décombres de monastère, sous ces voûtes
de cloître démantelé, l'enfant voyait aller et venir, entre deux guerres
dont il entendait le bruit, revenant de l'armée et repartant pour l'armée,
un jeune général qui était son père et un jeune colonel qui était son
oncle; ce charmant fracas paternel l'éblouissait un moment; puis, à un
coup de clairon, ces visions de plumets et de sabres s'évanouissaient, et
tout redevenait paix et silence dans cette ruine où il y avait une aurore.
Ainsi vivait, déjà sérieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui était moi.
Je me rappelle toutes ces choses, ému.
C'était le temps d'Eylau, d'Ulm, d'Auersaedt et de Friedland, de l'Elbe
forcé, de Spandau, d'Erfurt et de Salzbourg enlevés, des cinquante et un
jours de tranchée de Dantzick, des neuf cents bouches à feu vomissant
cette victoire énorme, Wagram; c'était le temps des empereurs sur le
Niémen, et du czar saluant le césar; c'était le temps où il y avait un
département du Tibre, Paris chef-lieu de Rome; c'était l'époque du pape
détruit au Vatican, de l'inquisition détruite en Espagne, du moyen âge
détruit dans l'agrégation germanique, des sergents faits princes, des
postillons faits rois, des archiduchesses épousant des aventuriers; c'était
l'heure extraordinaire; à Austerlitz la Russie demandait grâce, à Iéna la
Prusse s'écroulait, à Essling l'Autriche s'agenouillait, la confédération
du Rhin annexait l'Allemagne à la France, le décret de Berlin,
formidable, faisait presque succéder à la déroute de la Prusse la faillite
de l'Angleterre, la fortune à Potsdam livrait l'épée de Frédéric à
Napoléon qui dédaignait de la prendre, disant: J'ai la mienne. Moi,
j'ignorais tout cela, j'étais petit.
Je vivais dans les fleurs.
Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rôdais comme un enfant,
j'y errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons et des
abeilles, j'y cueillais des boutons d'or et des liserons, et je n'y voyais
jamais personne que ma mère, mes deux frères et le bon vieux prêtre,
son livre sous le bras. Parfois, malgré la défense, je m'aventurais
jusqu'au hallier farouche du fond du jardin; rien n'y remuait que le vent,
rien n'y parlait que les nids, rien n'y vivait que les arbres; et je
considérais à travers les branches la vieille chapelle dont
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