Actes et Paroles, vol 1 | Page 3

Victor Hugo

Sa conscience lui a imposé, dans ses fonctions de législateur, une
confrontation permanente et perpétuelle de la loi que les hommes font
avec le droit qui fait les hommes.
Obéir à sa conscience est sa règle; règle qui n'admet pas d'exception.
La fidélité à cette règle, c'est là, il l'affirme, ce qu'on trouvera dans ces
trois volumes, Avant l'exil, Pendant l'exil, Depuis l'exil.
III
Pour lui, il le déclare, car tout esprit doit loyalement indiquer son point
de départ, la plus haute expression du droit, c'est la liberté.
La formule républicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce
qu'elle faisait; la gradation de l'axiome social est irréprochable. Liberté,
Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont les trois
marches du perron suprême. La liberté, c'est le droit, l'égalité, c'est le
fait, la fraternité, c'est le devoir. Tout l'homme est là.
Nous sommes frères par la vie, égaux par la naissance et par la mort,
libres par l'âme.
Otez l'âme, plus de liberté.
Le matérialisme est auxiliaire du despotisme.
Remarquons-le en passant, à quelques esprits, dont plusieurs sont
même élevés et généreux, le matérialisme fait l'effet d'une libération.
Étrange et triste contradiction, propre à l'intelligence humaine, et qui
tient à un vague désir d'élargissement d'horizon. Seulement, parfois, ce
qu'on prend pour élargissement, c'est rétrécissement.
Constatons, sans les blâmer, ces aberrations sincères. Lui-même, qui
parle ici, n'a-t-il pas été, pendant les quarante premières années de sa
vie, en proie à une de ces redoutables luttes d'idées qui ont pour

dénouement, tantôt l'ascension, tantôt la chute?
Il a essayé de monter. S'il a un mérite, c'est celui-là.
De là les épreuves de sa vie. En toute chose, la descente est douce et la
montée est dure. Il est plus aisé d'être Sieyès que d'être Condorcet. La
honte est facile, ce qui la rend agréable à de certaines âmes.
N'être pas de ces âmes-là, voilà l'unique ambition de celui qui écrit ces
pages.
Puisqu'il est amené à parler de la sorte, il convient peut-être qu'avec la
sobriété nécessaire il dise un mot de cette partie du passé à laquelle a
été mêlée la jeunesse de ceux qui sont vieux aujourd'hui. Un souvenir
peut être un éclaircissement. Quelquefois l'homme qu'on est s'explique
par l'enfant qu'on a été.
IV
Au commencement de ce siècle, un enfant habitait, dans le quartier le
plus désert de Paris, une grande maison qu'entourait et qu'isolait un
grand jardin. Cette maison s'était appelée, avant la révolution, le
couvent des Feuillantines. Cet enfant vivait là seul, avec sa mère et ses
deux frères et un vieux prêtre, ancien oratorien, encore tout tremblant
de 93, digne vieillard persécuté jadis et indulgent maintenant, qui était
leur clément précepteur, et qui leur enseignait beaucoup de latin, un peu
de grec et pas du tout d'histoire. Au fond du jardin, il y avait de très
grands arbres qui cachaient une ancienne chapelle à demi ruinée. Il était
défendu aux enfants d'aller jusqu'à cette chapelle. Aujourd'hui ces
arbres, cette chapelle et cette maison ont disparu. Les embellissements
qui ont sévi sur le jardin du Luxembourg se sont prolongés jusqu'au
Val-de-Grâce et ont détruit cette humble oasis. Une grande rue assez
inutile passe là. Il ne reste plus des Feuillantines qu'un peu d'herbe et
un pan de mur décrépit encore visible entre deux hautes bâtisses neuves;
mais cela ne vaut plus la peine d'être regardé, si ce n'est par l'oeil
profond du souvenir. En janvier 1871, une bombe prussienne a choisi
ce coin de terre pour y tomber, continuation des embellissements, et M.
de Bismark a achevé ce qu'avait commencé M. Haussmann. C'est dans

cette maison que grandissaient sous le premier empire les trois jeunes
frères. Ils jouaient et travaillaient ensemble, ébauchant la vie, ignorant
la destinée, enfances mêlées au printemps, attentifs aux livres, aux
arbres, aux nuages, écoutant le vague et tumultueux conseil des oiseaux,
surveillés par un doux sourire. Sois bénie, ô ma mère!
On voyait sur les murs, parmi les espaliers vermoulus et décloués, des
vestiges de reposoirs, des niches de madones, des restes de croix, et çà
et là cette inscription: Propriété nationale.
Le digne prêtre précepteur s'appelait l'abbé de la Rivière. Que son nom
soit prononcé ici avec respect.
Avoir été enseigné dans sa première enfance par un prêtre est un fait
dont on ne doit parler qu'avec calme et douceur; ce n'est ni la faute du
prêtre ni la vôtre. C'est, dans des conditions que ni l'enfant ni le prêtre
n'ont choisies, une rencontre malsaine de deux intelligences, l'une petite,
l'autre rapetissée, l'une qui grandit, l'autre qui vieillit. La sénilité se
gagne. Une âme d'enfant peut se rider de toutes les erreurs d'un
vieillard.
En dehors de la religion, qui est une, toutes les religions sont des à peu
près; chaque religion a son prêtre qui enseigne à l'enfant son à
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