Actes et Paroles, vol 1 | Page 2

Victor Hugo
c'est ainsi qu'Athènes, Rome et Paris sont
pléiades. Lois immenses. La Grèce s'est transfigurée, et est devenue le
monde païen; Rome s'est transfigurée, et est devenue le monde chrétien;
la France se transfigurera et deviendra le monde humain. La révolution
de France s'appellera l'évolution des peuples. Pourquoi? Parce que la
France le mérite; parce qu'elle manque d'égoïsme, parce qu'elle ne
travaille pas pour elle seule, parce qu'elle est créatrice d'espérances
universelles, parce qu'elle représente toute la bonne volonté humaine,
parce que là où les autres nations sont seulement des soeurs, elle est
mère. Cette maternité de la généreuse France éclate dans tous les
phénomènes sociaux de ce temps; les autres peuples lui font ses
malheurs, elle leur fait leurs idées. Sa révolution n'est pas locale, elle
est générale; elle n'est pas limitée, elle est indéfinie et infinie. La
France restaure en toute chose la notion primitive, la notion vraie. Dans
la philosophie elle rétablit la logique, dans l'art elle rétablit la nature,
dans la loi elle rétablit le droit.
L'oeuvre est-elle achevée? Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir la
plage lumineuse et lointaine, l'arrivée, l'avenir.
En attendant on lutte.
Lutte laborieuse.
D'un côté l'idéal, de l'autre l'incomplet.
Avant d'aller plus loin, plaçons ici un mot, qui éclaire tout ce que nous
allons dire, et qui va même au delà.
La vie et le droit sont le même phénomène. Leur superposition est
étroite.
Qu'on jette les yeux sur les êtres créés, la quantité de droit est adéquate
à la quantité de vie.
De là, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent à cette

notion, le Droit.
II
Le droit et la loi, telles sont les deux forces; de leur accord naît l'ordre,
de leur antagonisme naissent les catastrophes. Le droit parle et
commande du sommet des vérités, la loi réplique du fond des réalités;
le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le possible; le droit est
divin, la loi est terrestre. Ainsi, la liberté, c'est le droit; la société, c'est
la loi. De là deux tribunes; l'une où sont les hommes del'idée, l'autre où
sont les hommes du fait; l'une qui est l'absolu, l'autre qui est le relatif.
De ces deux tribunes, la première est nécessaire, la seconde est utile.
De l'une à l'autre il y a la fluctuation des consciences. L'harmonie n'est
pas faite encore entre ces deux puissances, l'une immuable, l'autre
variable, l'une sereine, l'autre passionnée. La loi découle du droit, mais
comme le fleuve découle de la source, acceptant toutes les torsions et
toutes les impuretés des rives. Souvent lapratique contredit la règle,
souvent le corollaire trahit le principe, souvent l'effet désobéit à la
cause; telle est la fatale condition humaine. Le droit et la loi contestent
sans cesse; et de leur débat, fréquemment orageux, sortent, tantôt les
ténèbres, tantôt la lumière. Dans le langage parlementaire moderne, on
pourrait dire: le droit, chambre haute; la loi, chambre basse.
L'inviolabilité de la vie humaine, la liberté, la paix, rien d'indissoluble,
rien d'irrévocable, rien d'irréparable; tel est le droit.
L'échafaud, le glaive et le sceptre, la guerre, toutes les variétés de joug,
depuis le mariage sans le divorce dans la famille jusqu'à l'état de siége
dans la cité; telle est la loi.
Le droit: aller et venir, acheter, vendre, échanger.
La loi: douane, octroi, frontière.
Le droit: l'instruction gratuite et obligatoire, sans empiétement sur la
conscience de l'homme, embryonnaire dans l'enfant, c'est-à-dire
l'instruction laïque.

La loi: les ignorantins.
Le droit: la croyance libre.
La loi: les religions d'état.
Le suffrage universel, le jury universel, c'est le droit; le suffrage
restreint, le jury trié, c'est la loi.
La chose jugée, c'est la loi; la justice, c'est le droit.
Mesurez l'intervalle.
La loi a la crue, la mobilité, l'envahissement et l'anarchie de l'eau,
souvent trouble; mais le droit est insubmersible.
Pour que tout soit sauvé, il suffit que le droit surnage dans une
conscience.
On n'engloutit pas Dieu.
La persistance du droit contre l'obstination de la loi; toute l'agitation
sociale vient de là.
Le hasard a voulu (mais le hasard existe-t-il?) que les premières paroles
politiques de quelque retentissement prononcées à titre officiel par celui
qui écrit ces lignes, aient été d'abord, à l'institut, pour le droit, ensuite, à
la chambre des pairs, contre la loi.
Le 2 juin 1841, en prenant séance à l'académie française, il glorifia la
résistance à l'empire; le 12 juin 1847, il demanda à la chambre des pairs
[Footnote: Et obtint. Voir page 151 de Avant l'exil.] la rentrée en
France de la famille Bonaparte, bannie.
Ainsi, dans le premier cas, il plaidait pour la liberté, c'est-à-dire pour le
droit; et, dans le second cas, il élevait la voix contre la proscription,
c'est-à-dire contre la loi.
Dès cette époque une des formules de sa vie publique a été: Pro jure

contra legem.
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