Abelard, Tome II. | Page 8

Charles de Rèmusat
ne le
sais, si ce n'est dans les glossaires ou dans le langage des modernes
docteurs; mais je ne vois pas ce qu'ici ce mot veut dire, s'il ne signifie
ou la collection des choses de Joslen, ou la chose universelle, ce qui
d'ailleurs répugne à recevoir ce nom de _manière_. Et ce nom,
l'interprétation ne le peut ramener qu'à ces deux sens: la manière est ou
le nombre des choses ou l'état permanent de la chose.
«Et il ne manque pas de gens qui ne considèrent que les états des
choses et disent que les états sont les genres et les espèces.»
Cette exposition des systèmes est intéressante, quoique l'on pût en
contester l'exactitude[22]. Ainsi il serait difficile de démontrer les titres

des partisans de Joslen, ou même de ceux de Gautier de Mortagne, si
leurs opinions sont bien rendues, à se voir classer parmi les réalistes,
les uns n'admettant d'universalité que la totalité collective, les autres
réunissant dans chaque individu tous les caractères et tous les degrés de
généralité et de particularité. De même, nous n'acceptons pas sans
examen le jugement sur la doctrine d'Abélard. Mais nous le prenons
comme un fait, et nous voyons que le premier en date des historiens de
la philosophie du XIIe siècle, plaçant entre le conceptualisme que
lui-même professait et le nominalisme de Roscelin, Abélard le Palatin,
assigne au dernier une doctrine intermédiaire qui, procédant de l'un et
conduisant à l'autre, a pu être successivement confondue avec tous les
deux. On s'explique comment des historiens postérieurs, entre autres
Brucker, ont pu distinguer de la doctrine d'Abélard le conceptualisme,
qui, disait-il, _s'écartait un peu de son hypothèse_[23]; tandis que
d'autres ont fait du conceptualisme l'hypothèse même d'Abélard et sont
parvenus à l'en faire passer pour le créateur.
[Note 22: Voyez la critique qu'en a faite Meiners. (_De Nomin. ac Real.
init._--Soc. Gotting. Comment., t. XII, pars II, p. 31.)]
[Note 23: _Nominales, deserta paulo Aboelardi hypothese conceptuales
dicti sunt._, Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 908.]
Quoi qu'il en soit, prenons pour convenu ce point historique, Abélard a
été jugé du parti des nominalistes; et, selon Jean de Salisbury, il ne s'est
distingué d'eux qu'en ce qu'il imputait à l'oraison ce qu'ils attribuaient
aux simples mots. Cette opinion n'aurait, suivant le même auteur, séduit
Abélard que parce qu'elle était la plus facile à comprendre. Il aimait
mieux, en effet, soutenir _une idée puérile, une doctrine d'enfant, que
se rendre obscur avec une gravité de philosophe_, et, suivant le
précepte de saint Augustin, il sacrifiait au désir de se faire entendre,
_serviebat intellectui rerum_[24]. Nous avouons que cette fois il n'y
aurait pas réussi avec nous, et la nuance de nominalisme qu'on lui
attribue nous parait insaisissable[25]. On verra dans l'exposé donné par
lui-même si ses sentiments ont été bien fidèlement représentés; lui aussi
il a énuméré et discuté tous les systèmes contemporains, et, mettant le
sien en regard, il s'est peint lui-même autrement que ses peintres; mais
il n'est pas très-facile à reconnaître.
[Note 24: Johan. Saresb. Metal., I. III c. i.]
[Note 25: Aucun auteur n'avait encore réussi à s'expliquer les

expressions de Jean de Salisbury, et à bien saisir la distinction qu'il met
entre Abélard et Roscelin. (Voyez entre autres Morhoff, _Polyhist_, t.
II, I. I, c. xiii, sec. 2.--D. Stewart, _Phil. de l'esp. hum._, c. iv, sect. iii,
et note 11.) Nous serions dans la même incertitude, sans le manuscrit
que nous analysons au chapitre x.]
Ses traits ont déjà été esquissés. En parlant de la division, il nous a dit
ce qu'il pensait du tout et de ses parties, et là, ce qu'il pensait n'était pas
le nominalisme. En traitant des conceptions, il a profondément
distingué l'intelligence de la sensation, et attribuant à la première la
conception des choses dont, sans elle, nous n'aurions qu'une image, il a
montré l'intelligence suscitée et secondée par les sens, mais produisant
spontanément ses idées qui, pour être valables, n'ont pas besoin,
comme la sensation, de se rapporter à des réalités individuelles. Les
universaux, pour être les notions de quelque chose de plus et d'autre
que les réalités individuelles, ne sont donc des idées ni fausses, ni
creuses, ni vaines, et ils peuvent être valables et solides, sans supposer
des essences générales dont la conception est toujours équivoque et
gratuite. Là, il s'est montré conceptualiste, mais sans trace de
scepticisme: il n'a donc pas été vrai nominaliste.
Voici maintenant un traité spécial sur la question. Il est dans nos mains,
du moins en grande partie, sous ce titre: _De Generibus et
Speciebus_[26]. Je suis porté à croire que ce titre n'est pas le véritable,
ou qu'il n'indique pas complètement le sujet de l'ouvrage, qui
probablement embrassait toute la question. Ainsi les six ou sept
premières pages roulent sur _le tout_; elles sont sans doute
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