Abelard, Tome II. | Page 2

Charles de Rèmusat
de son temps; et cependant il n'avait pas vu la querelle dégénérer en combat véritable, ni le pugilat et les armes employés à l'aide d'une thèse de dialectique. Il n'avait pas vu le sang rougir le pavé de l'Université, si ce n'est quelquefois sous le fouet des ma?tres, ni le pouvoir spirituel ou temporel déployer ses rigueurs, pour intimider ou punir le crime d'errer sur la nature des idées abstraites[4]. Mais il reconnaissait dans la question des universaux le thème éternel des bruyants débat du monde savant. ?Là sont,? disait-il, ?les grandes pépinières de la dispute, et chacun ne songe à recueillir dans les auteurs que ce qui peut confirmer son hérésie. Jamais on ne s'éloigne de cette question; on y ramène, on y rattache tout, de quelque point que soit partie la discussion. On croit se trouver avec ce peintre dont parle un poète, et qui pour toutes les occurrences ne savait d'aventure retracer qu'un cyprès[5]. C'est la folie de Rufus épris de Névia, de qui rien ne peut le distraire. _Il ne pense qu'à elle, ne parle que d'elle; si Névia n'était pas, Rufus serait muet_[6]. C'est qu'en effet la chose la plus commode pour philosopher est celle qui prête le plus à la liberté de feindre ce qu'on veut, et qui par sa difficulté propre et par l'inhabileté des contendants, donne le moins la certitude.?
[Note 3: _Toplo._, I, 1.]
[Note 4: _Metal._, t. I, c. xxiv.--Voyez les citations de Louis Vives et d'érasme dans Dugald Stewart (_Phil. de l'esp. hum._, c. iv, sect. iii). Les réalistes et les nominaux se sont mutuellement accusés d'avoir fait br?ler leurs adversaires sous prétexte d'hérésie.]
[Note 5: _Poller._, I. VII. c. xii.]
[Note 6: Il cite ici une épigramme de Coquus, Ce Coquus n'est pas autre que Martial, de qui une épigramme assez jolie contient ce vers:
... Si non sit Navia, mutus erit. (L. I, ep. LXIX.) ]
Voilà donc le fait bien établi; c'était un sujet infini, une source intarissable de disputes et de systèmes. C'était le seul problème, le premier intérêt, la grande passion; les docteurs en parlaient sans relache, comme les amants ridicules de leur ma?tresse.
Et nous-mêmes, ne revenons-nous pas continuellement à cette question des universaux? Elle est toujours tellement près des autres questions dialectiques qu'on n'a pu, sans la rencontrer sur ses pas, parcourir le champ de la logique d'Abélard. Déjà nous savons comment elle s'est introduite dans le monde; comment elle était à la fois posée et compliquée par les antécédents du péripatétisme scolastique; comment enfin Abélard, intervenant entre deux opinions absolues, a pu rendre à l'opinion tierce qu'il a soutenue une importance toute nouvelle. Il ne l'avait pas inventée; mais il l'a rajeunie et remise en honneur: elle a passé pour son ouvrage.
On a vu que la controverse des universaux avait sa racine dans l'antiquité[7]. Aussit?t qu'elle na?t, elle doit produire le nominalisme; car la première fois qu'on entre en doute sur la nature des idées générales, ou qu'on se demande à quoi l'on pense lorsqu'on prononce un terme général, il est naturel de se dire d'abord que l'être général n'existe pas et ne peut exister, puisque la sensation n'en a jamais per?u aucun, et que la raison ne peut concevoir comme réelle que l'existence individuelle; ensuite, de conclure que la généralité n'est qu'une manière humaine de concevoir les choses ou de les exprimer (conceptualisme et nominalisme). Le premier germe de cette doctrine nous est donné par l'histoire dans l'école de Mégare. Cette secte avait soutenu 1° que la comparaison est impossible, excepté du semblable à lui-même (Euclide); 2° qu'une chose ne peut être affirmée d'une autre, puisqu'elle ne saurait lui être identique (Stilpon); 3° que celui qui dit homme ne dit personne, puisqu'il ne dit ni celui-ci, ni celui-là (Stilpon)[8]. On voit repara?tre tous ces principes dans la scolastique du moyen age; le second surtout se retrouve dans Abélard, qui ne savait peut-être pas que l'école mégarique e?t existé; et ce n'est pas sans raison que les historiens de la philosophie placent le nom de Stilpon à l'origine du nominalisme. Cette origine, au reste, n'est pas faite pour lui ?ter cette couleur de philosophie négative et ces apparences de tendance à l'éristique et au nihilisme que les critiques lui reprochent.
[Note 7: Voyez le c. ii du présent livre, t. I, p. 344.]
[Note 8: Euclide. [Grec: Ton dia tês parabolês logon anêrii, leg?n êtoi ex omoisin auton, ê ex anomoi?n synistasthai], etc., Laert., I. II, c. x.--Stilpon. [Grec: Eteron eterou mê katêgoristhai.... oti ?n oi logoi eteroi tauta etera esti, kai eti ta etera kech?riothai allêl?n.] Plutarch., adv. Coloi., xxii, xxiii.--[Grec: Anerii kai ta eioê, kai elege ton legonta anthropon einai, mêdena oute gar tonoe legein, oute tonoe.] Laert., I, II, c. xii, 7.]
Zénon fut le disciple de Stilpon. Plus réservés que les mégariens, les sto?ciens développèrent les mêmes
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