A LOmbre Des Jeunes Filles en Fleurs, vol 3 | Page 7

Marcel Proust
profondément contrarié, les demoiselles Bloch riaient en s'étouffant. C'est que
chez M. Nissim Bernard le goût de l'ostentation, contenu chez M. Bloch le père et chez
ses enfants, avait engendré l'habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en voyage à
l'hôtel, M. Nissim Bernard comme aurait pu faire M. Bloch le père, se faisait apporter
tous ses journaux par son valet de chambre dans la salle à manger, au milieu du déjeuner,
quand tout le monde était réuni pour qu'on vît bien qu'il voyageait avec un valet de
chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l'hôtel, l'oncle disait ce que le neveu n'eût
jamais fait, qu'il était sénateur. Il avait beau être certain qu'on apprendrait un jour que le
titre était usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le donner. M.
Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu'ils lui
causaient. «Ne faites pas attention, il est extrêmement blagueur», dit-il à mi-voix à
Saint-Loup qui n'en fut que plus intéressé, étant très curieux de la psychologie des
menteurs. «Plus menteur encore que l'Ithaquesien Odysseus qu'Athènes appelait pourtant
le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch.» «Ah! par exemple! s'écria
M. Nissim Bernard, si je m'attendais à dîner avec le fils de mon ami! Mais j'ai à Paris
chez moi, une photographie de votre père et combien de lettres de lui. Il m'appelait
toujours mon oncle, on n'a jamais su pourquoi. C'était un homme charmant, étincelant. Je
me rappelle un dîner chez moi, à Nice où il y avait Sardou, Labiche, Augier», «Molière,
Racine, Corneille», continua ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva
l'énumération en ajoutant: «Plaute, Ménandre, Kalidasa.» M. Nissim Bernard blessé
arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d'un grand plaisir, resta muet
jusqu'à la fin du dîner.
«Saint-Loup au casque d'airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses
lourdes de graisse sur lesquelles l'illustre sacrificateur des volailles a répandu de
nombreuses libations de vin rouge.»
D'habitude après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade de marque les
histoires sur sir Rufus Israel et autres, M. Bloch sentant qu'il avait touché son fils jusqu'à
l'attendrissement, se retirait pour ne pas se «galvauder» aux yeux du «potache».
Cependant s'il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par exemple
fut reçu à l'agrégation, M. Bloch ajouta à la série habituelle des anecdotes cette réflexion
ironique qu'il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut
extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui: «Le gouvernement a été
impardonnable. Il n'a pas consulté M. Coquelin! M. Coquelin a fait savoir qu'il était
mécontent» (M. Bloch se piquait d'être réactionnaire et méprisant pour les gens de
théâtre).
Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu'aux oreilles tant ils furent

impressionnés quand Bloch père pour se montrer royal jusqu'au bout envers les deux
«labadens» de son fils, donna l'ordre d'apporter du champagne et annonça négligemment
que pour nous «régaler», il avait fait prendre trois fauteuils pour la représentation qu'une
troupe d'Opéra-Comique donnait le soir même au Casino. Il regrettait de n'avoir pu avoir
de loge. Elles étaient toutes prises. D'ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était
mieux à l'orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c'est-à-dire ce que son fils croyait
invisible aux autres, était la grossièreté, celui du père était l'avarice. Aussi, c'est dans une
carafe qu'il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de
fauteuils d'orchestre il avait fait prendre des parterres qui coûtaient moitié moins,
miraculeusement persuadé par l'intervention divine de son défaut que ni à table, ni au
théâtre (où toutes les loges étaient vides) on ne s'apercevrait de la différence. Quand M.
Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans les coupes plates que son fils décorait du
nom de «cratères aux flancs profondément creusés», il nous fit admirer un tableau qu'il
aimait tant qu'il l'apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c'était un Rubens. Saint-Loup
lui demanda naïvement s'il était signé. M. Bloch répondit en rougissant qu'il avait fait
couper la signature à cause du cadre, ce qui n'avait pas d'importance, puisqu'il ne voulait
pas le vendre. Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le Journal Officiel
dont les numéros encombraient la maison et dont la lecture lui était rendue nécessaire,
nous dit-il, «par sa situation parlementaire» sur la nature exacte de laquelle il ne nous
fournit pas de lumières. «Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zephyros et Boréas se
disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu que nous nous attardions
après le spectacle, nous ne rentrerons qu'aux premières lueurs d'Eôs aux doigts de
pourpre. A propos, demanda-t-il
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