A LOmbre Des Jeunes Filles en Fleurs, vol 1 | Page 8

Marcel Proust
je pleurais de rage en pensant que je n'aurais jamais de talent, que je n'��tais pas dou�� et ne pourrais m��me pas profiter de la chance que la prochaine venue de M. de Norpois m'offrait de rester toujours �� Paris. Seule, l'id��e qu'on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais de m��me que je ne souhaitais voir des temp��tes que sur les c?tes o�� elles ��taient les plus violentes, de m��me je n'aurais voulu entendre la grande actrice que dans un de ces r?les classiques o�� Swann m'avait dit qu'elle touchait au sublime. Car quand c'est dans l'espoir d'une d��couverte pr��cieuse que nous d��sirons recevoir certaines impressions de nature ou d'art, nous avons quelque scrupule �� laisser notre ame accueillir �� leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau. La Berma dans Andromaque, dans Les Caprices de Marianne, dans Ph��dre, c'��tait de ces choses fameuses que mon imagination avait tant d��sir��es. J'aurais le m��me ravissement que le jour o�� une gondole m'emm��nerait au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei Schiavoni, si jamais j'entendais r��citer par la Berma les vers: ?On dit qu'un prompt d��part vous ��loigne de nous, Seigneur, etc.? Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu'en donnent les ��ditions imprim��es; mais mon cur battait quand je pensais, comme �� la r��alisation d'un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l'atmosph��re et l'ensoleillement de la voix dor��e. Un Carpaccio �� Venise, la Berma dans Ph��dre, chefs-d'uvre d'art pictural ou dramatique que le prestige qui s'attachait �� eux rendait en moi si vivants, c'est-��-dire si indivisibles, que si j'avais ��t�� voir des Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque pi��ce dont je n'aurais jamais entendu parler, je n'aurais plus ��prouv�� le m��me ��tonnement d��licieux d'avoir enfin les yeux ouverts devant l'objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes r��ves. Puis, attendant du jeu de la Berma, des r��v��lations sur certains aspects de la noblesse, de la douleur, il me semblait que ce qu'il y avait de grand, de r��el dans ce jeu, devait l'��tre davantage si l'actrice le superposait �� une uvre d'une valeur v��ritable au lieu de broder en somme du vrai et du beau sur une trame m��diocre et vulgaire.
Enfin, si j'allais entendre la Berma dans une pi��ce nouvelle, il ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction, puisque je ne pourrais pas faire le d��part entre un texte que je ne conna?trais pas d'avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps avec lui; tandis que les uvres anciennes que je savais par cur, m'apparaissaient comme de vastes espaces r��serv��s et tout pr��ts o�� je pourrais appr��cier en pleine libert�� les inventions dont la Berma les couvrirait, comme �� fresque, des perp��tuelles trouvailles de son inspiration. Malheureusement, depuis des ann��es qu'elle avait quitt�� les grandes sc��nes et faisait la fortune d'un th��atre de boulevard dont elle ��tait l'��toile, elle ne jouait plus de classique, et j'avais beau consulter les affiches, elles n'annon?aient jamais que des pi��ces toutes r��centes, fabriqu��es expr��s pour elle par des auteurs en vogue; quand un matin, cherchant sur la colonne des th��atres les matin��es de la semaine du jour de l'an, j'y vis pour la premi��re fois -- en fin de spectacle, apr��s un lever de rideau probablement insignifiant dont le titre me sembla opaque parce qu'il contenait tout le particulier d'une action que j'ignorais -- deux actes de Ph��dre avec Mme Berma, et aux matin��es suivantes Le Demi-Monde, les Caprices de Marianne, noms qui, comme celui de Ph��dre, ��taient pour moi transparents, remplis seulement de clart��, tant l'uvre m'��tait connue, illumin��s jusqu'au fond d'un sourire d'art. Ils me parurent ajouter de la noblesse �� Mme Berma elle-m��me quand je lus dans les journaux apr��s le programme de ces spectacles que c'��tait elle qui avait r��solu de se montrer de nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes cr��ations. Donc, l'artiste savait que certains r?les ont un int��r��t qui survit �� la nouveaut�� de leur apparition ou au succ��s de leur reprise, elle les consid��rait, interpr��t��s par elle, comme des chefs-d'uvre de mus��e qu'il pouvait ��tre instructif de remettre sous les yeux de la g��n��ration qui l'y avait admir��e, ou de celle qui ne l'y avait pas vue. En faisant afficher ainsi, au milieu de pi��ces qui n'��taient destin��es qu'�� faire passer le temps d'une soir��e, Ph��dre, dont le titre n'��tait pas plus long que les leurs et n'��tait pas imprim�� en caract��res diff��rents, elle y ajoutait comme le sous-entendu d'une ma?tresse de maison qui, en vous pr��sentant �� ses convives au moment d'aller �� table, vous dit au milieu des
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