Quelque temps après le départ de Philéas, Paul apporta un matin à son
père les lettres que le facteur venait de lui donner. M. de Marsy
parcourut les adresses; l'une d'elles attira son attention.
M. DE MARSY.--Oh! oh! qu'est-ce que cette adresse si compliquée? A
Monsieur, Monsieur le Vicomte de Marsy, en son château. En cas
d'absence, à Madame de Marsy; en cas d'absence, à Mademoiselle
Jeanne; en cas d'absence, à Monsieur Paul; en cas d'absence, à
Mademoiselle Françoise; _Personnelle, pressée, importante,
confidentielle, officielle_. (Riant.) Diantre! il y a du Philéas dans ce
luxe de rédaction! Appelle donc ta mère et tes soeurs, mon bon Paul;
cela les intéressera d'entendre la lecture de cette lettre.
PAUL.--Tout de suite, papa. Certainement, ça va nous amuser.
Mme de Marsy et les enfants se hâtèrent de venir en apprenant ce dont
il s'agissait.
M. de Marsy déploya solennellement l'énorme lettre de Philéas.
M. DE MARSY.--Peste! une, deux, trois, quatre feuilles doubles! c'est
un vrai journal que cette missive.
[Illustration 10.png]
PAUL, se frottant les mains.--Nous allons en entendre de belles. Allons,
papa, commencez vite.
JEANNE.--Tais-toi d'abord, toi, bavard!
PAUL.--Ce n'est pas toi qui commandes ici, mamzelle Marie
J'ordonne!
JEANNE, avec ironie.--Que tu es gracieux et poli, très cher frère!
PAUL, _de même_.--Je t'imite, très chère soeur!
[Illustration 11.png]
Mme DE MARSY, avec reproche.--Sont-ce des enfants bien élevés que
j'entends parler avec tant d'aigreur?
JEANNE, se jetant au cou de Paul.--J'ai tort, maman. Pardonne-moi,
Paul; c'est que j'aime à te taquiner, vois-tu!
PAUL, _l'embrassant_.--Je t'en dirai autant.
M. DE MARSY.--Maintenant que l'on a eu le vilain plaisir de se dire
des choses désagréables et la bonne pensée de s'en repentir, je
commence à lire. Écoutez bien. (Il lit.)
Monsieur et cher Vicomte,
M'y voilà arrivé, dans ce fameux Paris! m'y voilà même installé pour
quelque temps, à cause des immenses préparatifs qu'il me faut faire,
tout aidé que je suis par mon illustre ami _Gérard_.
Mon voyage de Castel-Saindoux à Paris a été très heureux, à part
quelques guignons. D'abord, j'ai eu une horrible colique (sauf respect)
en wagon; heureusement j'ai pu attendre et atteindre Mantes, la station
où l'on déjeune pendant dix minutes; je n'y ai pas déjeuné, mais je m'y
suis abreuvé de tisanes et élixirs aussi calmants que chers, lesquels
m'ont raffermi le corps.
En me réinstallant, j'ai voyagé dans le même wagon qu'un sourd-muet
très intéressant. Il était même bavard dans ses gestes et m'a appris à
pantomimer comme lui.
Les enfants éclatent de rire.
PAUL.--Mon Dieu! que j'aurais voulu voir Philéas _pantomimer_!
JEANNE.--Ça devait être joliment drôle, leur conversation!
M. DE MARSY, continuant.--J'ose même dire que je suis devenu en
quelques heures d'une force remarquable sur les gestes!
Comme nous approchions de Paris, un voyageur qui paraissait fort
obligeant me dit à voix basse: Nous allons arriver à l'instant, Monsieur;
voulez-vous me confier votre montre et votre chaîne, pour que je fasse
votre déclaration avec la mienne au commissaire de police?
--Quelle déclaration? que je m'exclame tout étonné.
--La déclaration de votre montre et de votre chaîne d'or, me répondit-il.
Ces bijoux sont maintenant soumis à une certaine taxe, et si on ne le
constatait pas immédiatement, il y aurait une forte amende à payer. Je
vois que vous êtes de province, et je veux vous épargner l'ennui de
remplir cette formalité. En me donnant dix francs, je paierai la taxe et
vous n'aurez aucun désagrément à subir.
--Mais quel drôle d'impôt, Monsieur! lui dis-je; pourquoi qu'il est
établi?
--Parce que les gens comme il faut portent seuls des bijoux en or, me
répond le monsieur; on sait, grâce à cela, quels sont les étrangers de
distinction qui arrivent à Paris...
(Je ne vous cacherai pas, Monsieur et bon Vicomte, que cette
explication me flatta un peu.)
--Vous êtes trop honnête, Monsieur dont je ne sais pas le nom,
m'écriai-je, et j'accepte avec plaisir!
--Je m'appelle le comte de Blagueville, répondit le monsieur obligeant.
Tout en lui donnant ma montre, ma chaîne et dix francs pour payer la
taxe, je lui laissai mon adresse et mon nom; puis il descendit et sortit de
la gare en me disant de l'attendre au _bureau des passe-ports perdus_.
Après avoir réclamé et pris mes effets, je m'informe du _bureau des
passe-ports perdus_. On me rit au nez; j'insiste, je raconte mon histoire;
on m'explique que le prétendu comte de Blagueville est un coquin et
moi un... je ne veux pas répéter le mot, ni souiller ma plume de
l'épithète de Jocrisse qu'on m'a flanquée à brûle-pourpoint. Que ces
_chemindefériers_ sont malhonnêtes! pas vrai, Monsieur le Vicomte?
[Illustration 12.png]
Après ces pénibles épreuves de montre et de chaîne volées d'une
manière dégoûtamment infâme (et encore, en disant cela, je suis trop
modéré!) je monte dans un fiacre et je dis au cocher de me conduire
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